4.6 - Ontologie et universalisme, cadres de référence et diversité

Il y a deux caractéristiques, apparemment contradictoires, de la représentation linguistique de l’espace et du temps : d’une part, elles sont universelles, d’autre part, elles sont lourdement tributaires de la variabilité linguistique (qui, comme on l’a vu, s’accompagnerait selon certains auteurs d’un relativisme cognitif). Comment expliquer ces deux caractéristiques apparemment contradictoires ? Une façon de le faire est de considérer qu’il y a deux composantes à l’appréhension humaine (et probablement animale) de l’espace, l’une, universelle, qui correspondrait à l’ontologie que nous venons d’exposer, et l’autre, qui correspond à un choix entre différents cadres de référence (pas nécessairement exclusifs, comme on l’a vu plus haut, cf. chapitre 3, § 3.2.5).

On se rappellera que là où Levinson (1996a, 1998, 2003) distingue trois cadres de référence, Jackendoff (1996) en distingue huit. Avant de passer à la suite, nous allons essayer de trancher cette question et de voir combien de cadres de référence on peut effectivement distinguer. Rappelons rapidement les huit cadres de référence de Jackendoff (cf. Chapitre 3, § 3.2.1) :

  1. Quatre cadres de référence intrinsèques, basés sur les propriétés de l’objet :
  1. Quatre cadres de référence environnementaux, basés sur les propriétés de l’environnement :

Par contraste, Levinson différencie trois cadres de référence :

  1. le cadre intrinsèque (basé sur les propriétés de l’objet) ;
  2. le cadre relatif (basé sur les axes de l’observateur) ;
  3. le cadre absolu (déterminé par les points cardinaux).

Il propose le tableau suivant de répartition différente des caractéristiques respectives de ces cadres :

Tableau 2 : Résumé des propriétés des différents cadres de référence
  intrinsèque absolu relatif
Relation binaire binaire ternaire
Origine site site point de vue
Ancrage A 83 dans le site « pente » A dans le point de vue
Transitivité non oui oui si le point de vue est constant
Constance sous la rotation de/du
l’ensemble oui non non
spectateur oui oui non
la cible 84 non oui oui

En bref, la relation dans les cadres de référence intrinsèque et absolu est binaire parce qu’elle implique seulement la cible et le site, et ternaire pour le cadre de référence relatif parce qu’elle implique la cible, le site et un point de vue ou spectateur, qui peut être celui du locuteur ou celui d’une tierce personne dont il adopte la perspective. Les deux cadres de référence intrinsèque et absolu ont une même origine, à savoir le site, alors que l’origine du cadre de référence relatif est le point de vue d’un spectateur (réel ou potentiel). L’ancre (A) du cadre de référence intrinsèque est située dans le site et celle du cadre de référence relatif est située dans le point de vue (V), alors que celle du cadre de référence absolu dépend de la « pente » 85 . Enfin, les différents cadres de référence n’assurent pas les mêmes inférences logiques. Ainsi, seul le cadre de référence absolu assure sans restriction la transitivité, alors qu’elle n’est possible dans le cadre de référence relatif que si le point de vue reste constant et qu’elle est impossible dans le cadre intrinsèque (cf. ibid., 51, Figure 2.5). L’indice le plus intéressant relativement à la différenciation des trois cadres de référence reste cependant celui qui apparaît dans la partie inférieure du tableau 2, à savoir la constance selon que l’on impose une rotation à l’ensemble, au spectateur ou à la cible. Pour le montrer, nous reproduisons ci-dessous le tableau 3, de nouveau emprunté à Levinson (ibid, 52) :

Tableau 3 : propriétés des cadres de référence sous la rotation
  Spectateur Site Ensemble
Intrinsèque
La balle est devant la chaise
Description
identique ?

oui
Description
identique ?

non
Description
identique ?

oui
Relatif
La balle est à la gauche de la chaise


non


oui


non
Absolu
La balle est au Nord de la chaise


oui


oui


non

Revenons-en maintenant aux différents cadres de référence proposés par Jackendoff (1996) et appliquons-leur les critères dégagés par Levinson 86  :

Tableau 4 : Application des critères de Levinson aux cadres de référence proposés par Jackendoff
 
  Constance sous la rotation
Relation Origine Ancre Transitivité Ensemble Spectateur Cible
Géométrique binaire site site non oui oui non
Motionnel binaire site site non oui oui non
Orientation
canonique
binaire site site non oui oui non
Contact
canonique
binaire site site non oui oui non
Gravitationnel binaire site site non oui oui non
Géographique binaire site « pente » oui non oui oui
Contextuel binaire site site non oui oui non
Observateur ternaire point de vue spectateur oui si le
point de vue
est constant
non non oui

Comme on le voit, les cadres de référence géométrique, motionnel, de l’orientation canonique et du contact canonique ont toutes les propriétés communes du cadre de référence intrinsèque de Levinson. C’est aussi le cas pour le cadre de référence gravitationnel, dont on notera cependant qu’il n’est pas, pour Levinson, un cadre de référence à part entière. De fait, il est pour ainsi dire hors cadre de référence et il les transcende puisqu’il concerne l’orientation verticale. Nous avons réduit, de façon peut-être contestable, le cadre contextuel au cadre intrinsèque : il peut cependant se faire qu’un observateur impose ses propres axes à la cible et on peut peut-être considérer dans cette optique que le cadre contextuel ressortit aussi bien au cadre relatif de Levinson qu’à son cadre intrinsèque. Enfin, le cadre contextuel correspond, de façon peu surprenante vue la définition qu’en donne Jackendoff, au cadre relatif de Levinson. Ainsi, on peut considérer que les cadres de référence de Levinson s’ajoutent à l’ontologie proposée par Casati et Varzi pour imposer sur l’analyse méréotopologique d’un espace donné une orientation, qui permet de localiser un objet par rapport à un autre, une cible par rapport à un site.

Notes
83.

A = ancre.

84.

Levinson (2003, 53), à qui j’emprunte ce tableau, utilise la terminologie figure/ground pour désigner respectivement l’objet qui est localisé et celui par rapport auquel on le localise. Ici et dans ce qui suit, j’utiliserai la terminologie site/cible, introduite par Vandeloise (1986) et probablement plus courante dans les travaux français.

85.

Le cadre de référence absolu est souvent utilisé (en isolation ou conjointement à d’autres cadres de référence) dans des langues dont les locuteurs habitent des environnements où la pente détermine l’orientation (notamment les populations mayas).

86.

Le tableau est orienté à l’inverse (critères verticaux et cadres de référence horizontaux), par rapport au tableau 2.