5.4 - Les prépositions spatiales

5.4.1 - Les prépositions sur et sous

Nous commencerons par présenter l’analyse que fait Vandeloise (1986, chapitre 11) des prépositions sur et sous. Vandeloise commence par remarquer que, malgré les apparences, ces prépositions ne sont pas exactement converses, i.e. il ne suffit pas d’inverser le sens de l’une pour obtenir le sens de l’autre. Nous reviendrons sur cette remarque plus bas. Vandeloise indique un certain nombre de caractéristiques 98 , que nous allons énumérer rapidement :

Caractéristique a : Si a est sur / sous b, la cible est généralement plus haut/plus bas que le site.
Caractéristique b : Si a est sur b, il y a généralement un contact (indirect) entre la cible et le site.
Caractéristique c : Si a est sous b, la cible est généralement rendue inaccessible à la perception par le site.
Caractéristique d : Dans les relations a est sur / sous b, la cible est généralement plus petite que le site.
Caracteristique e : Si a est sur b, l’action du site s’oppose à l’action de la pesanteur sur la cible. ’

Avant d’indiquer l’analyse sémantique proprement dite que propose Vandeloise aux prépositions sur et sous, nous voudrions faire quelques remarques sur les caractéristiques ci-dessus : d’une part, si la caractéristique A est probablement nécessaire pour la préposition sous (si a est sous b, a est plus bas que b), elle ne l’est pas pour la préposition sur (e.g. Le portrait est sur le mur). La caractéristique B, dont on remarquera qu’elle est nécessaire à sur, mais qu’elle ne l’est généralement pas pour sous, explique probablement le fait que ces deux prépositions ne sont pas converses : en effet, on peut défendre l’idée selon laquelle sur est une préposition topologique alors que sous ne l’est pas. Ces deux premières caractéristiques nous amènent directement à la caractéristique E, qui ne s’impose que dans les cas où a est sur b s’entend comme a est plus haut que b, ce qui, comme on vient de le dire, n’a rien d’indispensable. Cependant, cette interprétation, conjointement à la caractéristique B — qui est, elle, légitime —, implique que le site sert de support à la cible. La caractéristique C nous semble exagérée : dans de nombreux cas, le fait que a soit sous b n’implique en rien que b interdise la perception de a. Enfin, la caractéristique D est une caractéristique assez générale — et quelque peu triviale — de la cible et du site et semble indépendante des deux prépositions sur et sous.

Passons à l’analyse sémantique proposée par Vandeloise. Elle s’appuie sur la notion de porteur/porté (directement tirée de la caractéristique E), comme le montre la règle S, que nous reproduisons ici (ibid., 195) :

‘S : a est sur / sous b si sa cible est le deuxième / le premier élément de la relation porteur / porté et son site le premier / deuxième élément de cette relation.’

Plus précisément, S est supposé être l’impulsion (le point de départ, l’entrée) qui permet aux enfants d’apprendre à utiliser les deux prépositions correctement. Vandeloise défend son analyse par la comparaison entre sur et deux autres prépositions qui impliquent le contact, à savoir à et contre. Selon lui, ce qui distingue sur de à et contre, c’est et ce ne peut être que la relation porteur/porté, à laquelle il attribue trois dimensions : active (le site est ce qui contrarie la chute de la cible), intermédiaire (le site est un des facteurs, mais pas le seul, qui contrarient la chute de la cible), et passive (le site ne joue aucun rôle dans le fait que la cible ne tombe pas). Ces trois relations sont illustrées par les exemples suivants :

  1. La tasse est (*à, *contre) sur la table. (active)
  2. La mouche est (*au, *contre) sur le mur. (active)
  3. Le cadre est au (sur, *contre) le mur. (intermédiaire)
  4. Le globe est au (*sur, *contre) le plafond. (passive)Vandeloise ne donne pas d’exemple d’usage acceptable de contre, dans la perspective des degrés de la relation porteur/porté. En voici un, où il semble que la relation porteur/porté soit active, et où on ne voit pas, de ce point de vue, pourquoi contre est meilleur que sur: (a) Le balai est appuyé contre (?sur) le mur.

Les exemples (1) et (2) correspondent à la version active de la relation porteur/porté, l’exemple (3) correspond à sa version intermédiaire et l’exemple (4) à sa version passive. Comme on le notera, selon Vandeloise, la relation porteur/porté active impose l’usage de sur et interdit celui de à ou contre. La version intermédiaire autorise à et sur et interdit contre et, enfin, la version passive ne permet que à. Si l’on ne s’intéresse qu’aux relations statiques (on exclut donc des phrases comme Jean a écrasé la mouche contre la table/le mur/le plafond), on pourrait considérer que contre suppose un contact latéral et non vertical.

Avant de nous prononcer plus précisément sur sur et sous, considérons les exemples suivants tirés de notre corpus d’exemples attestés :

  1. Le monde est plat et posé sur le dos d’une tortue géante. (Une brève histoire du temps, Stephen Hawking)
  2. Le Roi lui mit la main sur le bras. (Alice au Pays des Merveilles, Lewis Carol)
  3. Une averse de petits cailloux s’abattit sur la fenêtre. (Alice au Pays des Merveilles, Lewis Carroll)
  4. Leur origine a été écrite sur leurs visages de pierre. (Le Notaire de Chantilly, Léon Gozlan)
  5. Herculanum est ensevelie sous une masse épaisse de quatre-vingt douze pieds. (Histoire Romaine, Jules Michelet)
  6. Il ne sentait pas encore le terrain sûr sous ses pieds. (Récit des temps Mérovingiens, Augustin Thierry)
  7. Les oiseaux se cherchent et se rassemblent sous le feuillage des tilleuls. (Sous les tilleuls, Alphonse Karr)
  8. Il me prend sous ses bras. (Le parfum de la Dame en Noir, Gaston Leroux)

Dans quelle mesure ces exemples justifient-ils l’analyse de Vandeloise en termes de porteur/porté ? L’exemple (5) la justifie, mais il n’est pas clair que ce soit le cas de l’exemple (6) : sauf à supposer que le tonus musculaire du Roi est inexistant, le bras d’Alice ne soutient pas — ne porte pas — la main du Roi. C’est encore plus clair pour l’exemple (7) : la fenêtre ne soutient — ou ne porte — en rien les petits cailloux qui retombent d’ailleurs après leur contact avec la fenêtre. L’exemple (8) est plus ambigu : si la phrase signifie littéralement que l’on a écrit sur le visage de statues, on peut considérer que la situation est équivalente à celle où l’on écrit une phrase sur une feuille de papier. On pourrait dès lors considérer que le papier soutient — porte — l’encre qui a servi à écrire. Si la phrase signifie métaphoriquement que l’apparence du visage des statues indique leur origine, il devient difficile de voir où la relation porteur/porté peut trouver sa place, même métaphorique. Ainsi, la relation porteur/porté ne paraît pas universelle dans tous les emplois de sur.

Passons maintenant aux exemples (9) à (11) avec sous. On remarquera que les exemples (9) et (10) justifient la notion de porteur/porté, mais que seul le premier peut être considéré comme décrivant une situation où le site occulte la cible. Ce n’est certainement pas le cas de l’exemple (10) où les pieds du personnage ne l’empêche certainement pas de voir le terrain sur lequel ses pieds sont posés. La situation est cependant bien différente dans l’exemple (11) où le feuillage n’est ni porteur des oiseaux ni porté par les oiseaux qui se sont posés dessous. En revanche, on pourrait considérer que le feuillage empêche de voir les oiseaux. La phrase (12) n’est pas non plus significative de la relation porteur/porté, mais nous reconnaissons que, bien qu’attestée, elle ne reflète pas l’usage courant. On remarquera cependant qu’au-delà de ces exemples attestés, un exemple aussi simple et aussi courant que (13) n’atteste ni de la relation porteur/porté ni de la relation d’occlusion de la perception pour sous :

  1. Le chat est sous la chaise.

Dans (13), on ne peut certainement pas dire que le chat porte, en quelque sens que ce soit, la chaise. De même, il n’y a pas de raison de penser que le chat soit occulté par la chaise. Nous voudrions faire une remarque : si, effectivement, sous nécessitait dans sa sémantique, de façon centrale ou générale, une dimension d’occlusion perceptive (le site dérobe la cible à la perception visuelle), une phrase comme (13) préfacée par un verbe de perception visuelle à l’impératif (e.g. regarde) devrait être sinon impossible, en tout cas extrêmement bizarre. Or un coup d’oeil à l’exemple (14) montre que ce n’est pas le cas :

  1. Regarde, le chat est sous la chaise.

Cet exemple n’a strictement rien d’étonnant ou de bizarre et son acceptabilité est parfaite. On peut donc supposer que le trait d’occlusion de la perception est un trait relativement marginal pour sous.

En bref, l’analyse de Vandeloise, qui met au centre de la sémantique du couple de prépositions sur/sous la notion de porteur/porté a fait long feu. Elle ne semble pas tenable et de fait, il semble difficile de comprendre la position de Vandeloise, notamment en ce qui concerne sous : en effet, la caractéristique B, qui porte sur le contact, ne concerne — à juste titre — que la préposition sur et non la préposition sous. Or, sans contact, il est difficile de voir comment il pourrait y avoir une relation porteur/porté.

De façon générale, on peut faire une critique à toute l’approche de Vandeloise. Il se limite à l’usage locatif des prépositions spatiales, c’est-à-dire qu’il exclut le mouvement. Ainsi, il se concentre sur des phrases du type : SN [cible] copule PREP SN [site]. Ceci exclut non seulement les verbes de mouvements (venir, aller, se poser, mettre, etc.), mais aussi les verbes qui indiquent une posture (s’agenouiller, s’asseoir, s’accouder, s’adosser, s’appuyer, etc.). Ceci ne peut s’expliquer que par une hypothèse forte selon laquelle les prépositions (notamment spatiales) sont homonymiques : chacune d’entre elles correspond en fait non pas à un lexème affecté d’un sémantisme général, mais à plusieurs lexèmes différents — on peut penser à un sur de localisation statique, à un sur de mouvement, etc. — dont chacun a un sémantisme qui lui est propre. Cette hypothèse n’est pas en elle-même condamnable, mais à la supposer vérifiée (ce que fait clairement Vandeloise), on prend le risque d’ignorer ce qui est central dans le sémantisme d’une préposition (et commun à tous ces usages, fussent-ils de mouvement, statiques, etc.). Une autre objection consiste à faire remarquer que, comme le montrent les exemples attestés (5) à (12), les phrases du type SN [cible] copule PREP SN [site] ne sont pas les phrases les plus communes dans lesquelles on trouve des prépositions (notamment spatiales).

Dans l’optique d’une sémantique minimaliste (cf. § 5.2), la première chose à remarquer est que la non-convertibilité entre sur et sous s’explique par le fait que la première mais non la seconde, est une préposition topologique (au sens indiqué plus haut). Nous commencerons par sur, qui, n’impliquant que l’ontologie spatiale décrite au chapitre précédent, est plus simple que sous. Si l’on reprend la liste de caractéristiques proposées par Vandeloise, on se rappellera que seule la caractéristique B (i.e. contact) est nécessaire à sur (tous les exemples attestés proposés ci-dessus pour sur — (5) à (8) — supposent le contact 100 ). Or le contact est une relation topologique. Il y a, à notre sens, trois relations dans l’ontologie spatiale qui pourraient rendre compte de la notion de contact : ce sont les relations de contact faible, de connection externe et de la relation de recouvrement tangentiel. Nous les rappelons ci-dessous :

La relation de recouvrement tangentiel pose cependant un problème qui est celui du rapport logique entre les relations méréotologiques de connection et de recouvrement : en effet, si le recouvrement implique la connection, l’inverse n’est pas vrai. Ou, plus formellement, on a (4.6), mais on n’a pas (4.6’) :

Or, il va de soi que le contact n’implique pas une partie commune.

La notion de contact faible paraît insuffisante pour sur parce qu’il ne va pas de soi qu’elle puisse suffire à impliciter la notion de porteur/porté dont on a dit plus haut qu’elle en est une implicature conversationnelle. Il nous semble donc que seule la notion de connection externe permet de rendre compte de la notion de contact centrale au sémantisme de sur. Nous proposons donc la définition suivante de la préposition sur :

(x est sur y est égal par définition à x est connecté de façon externe avec y)

En revanche, en ce qui concerne la préposition contre, la notion de contact faible semble suffisante. Nous en proposons donc la définition suivante :

(x est contre y est égal par définition à x est en contact faible avec y)

En ce qui concerne la préposition à, la notion de contact faible paraît encore trop forte (de nombreux emplois de à semblent accepter une distance — limitée — entre la cible et le site : Jean est assis à son bureau). Nous proposons donc la notion de contact extrêmement faible, pour laquelle nous donnons la définition suivante :

(x est extrêmement faiblement en contact avec y est égal par définition à x n’est pas connecté à y et x est connecté de façon externe à la clôture du voisinage de y)

Nous sommes maintenant en mesure de proposer une définition de à :

(x est à y est égal par définition à x est en contact extrêmement faible avec y)

L’idée selon laquelle sur, contre et à impliquent à des degrés différents la relation de contact ne doit pas faire penser que sur, contre et à s’inscrivent dans une échelle de Horn (comme c’est le cas par exemple pour <et, ou>, où la vérité de la conjonction implique la vérité de la disjonction, mais pas l’inverse). En effet, le test d’une échelle de Horn est la possibilité d’avoir une phrase du type de (15) (en restant dans l’exemple <et, ou>) :

  1. Jean aime les fraises ou les framboises et même il aime les fraises et les framboises.

Ainsi, si l’on peut énoncer sans bizarrerie (16) et s’il y a donc une échelle de Horn <contre, à>, on ne peut énoncer sans bizarrerie (17) :

  1. Jean est appuyé à la porte et même il est appuyé contre la porte.
  2.  ?Jean est appuyé contre la porte et même il est appuyé sur la porte.

Il n’y a donc pas d’échelle de Horn <sur, contre> et, a fortiori, pas d’échelle de Horn <sur, contre, à>. Ceci ne saurait surprendre. En effet, si le contact extrêmement faible est, comme son nom l’indique, une version affaiblie du contact faible, la connection externe n’est pas une version plus forte du contact faible.

Passons maintenant à la préposition sous. Comme nous l’avons déjà remarqué, à la différence de sur, sous n’est pas une préposition topologique : comme toute préposition spatiale (et temporelle, on le notera), sous peut avoir besoin de certaines notions d’ontologie spatiale, mais elles ne suffisent pas. C’est une proposition projective, dans une dimension exclusivement verticale. Comme on l’a noté plus haut, on peut rejeter la notion de porteur/porté comme notion centrale pour la proposition sous, dans la mesure où sous permet, mais n’impose pas, le contact. Il semble plutôt que la préposition sous indique que la cible se situe dans une région déterminée par les axes verticaux du site, région limitée à ce qui est située dans la partie inférieure au site. En d’autres termes, on serait dans la situation illustrée dans la figure suivante :

Figure 1 : délimitation de la région qui est sous y
Figure 1 : délimitation de la région qui est sous y

Comme on le voit, le système des axes verticaux délimite une région qui est sous (ou au dessous) de y, ainsi qu’une région qui est au dessus de y. Sur la figure 1, le volume x est bien sous y. Nous considérerons par la suite que la relation être inférieur à (ou ‘«’ ‘ inf ’») est délimitée de la façon indiquée ci-dessus. Ainsi, d’un point de vue sémantique, la seule notion méréotopologique sur laquelle s’appuie sous est la notion de région, dont nous rappellons la définition :

(x est une région est égal par définition à x est exactement localisé à x)

Plus précisément, la notion dont nous avons besoin est la notion de région inférieure (au sens ci-dessus) à une autre région (celle du site). Dans cette optique, on pourrait proposer que la région que l’on recherche est une région qui est une partie du voisinage du site. Rappelons la définition de l’opérateur de voisinage :

(Le voisinage de y est égal par définition à il existe un et un seul w tel que y est une partie de w et w est ouvert et pour tout z, si y est une partie de z et si z est ouvert, alors w est une partie de z)

A partir de là, on peut proposer la définition suivante de la région inférieure d’un objet :

(La région inférieure à y est égal par définition à il existe un et un seul w tel que w est une partie du voisinage de y et y n’est pas une partie de w et w est une région et w est fermé et w est inférieur à la région de y)

Tout ceci nous amène à l’équivalence suivante :

(x est sous y est équivalent à il existe w tel que w est une partie de la région inférieure à y et x est exactement co-localisé à w)

On remarquera que la formule ci-dessus utilise la notion de co-localisation dont nous rappelons la définition :

(x est exactement co-localisé avec y équivaut à la région où x est exactement localisé est identique à la région où y est exactement localisé)

Pour en finir avec sur et sous, rappelons que sur permet des emplois temporels (e.g. Ma belle-mère va sur ses quatre-vingt ans), et que c’est aussi le cas de sous (e.g. Votre lettre arrivera sous huit jours).

Notes
98.

Selon Vandeloise (ibid., 186), « les caractéristiques d’un mot se situent au simple niveau de l’observation, à un stade autant que possible pré-théorique ».

100.

On remarquera qu’on trouve une observation similaire chez Jackendoff & Landau (1996, 119) et chez Herskovits (1986, 140), qui emploie cependant le terme contiguïté et qui a une définition disjonctive dont une branche correspond au support (la notion porteur/porté de Vandeloise). Cependant, on se rappellera, d’une part, que le support suppose le contact et, d’autre part, que la notion de contact est peut-être plus facile à utiliser que celle de contiguïté dans un contexte dynamique, comme (7).