5.4.2 - Les prépositions devant et derrière

Les prépositions devant et derrière sont comparables à sous dans la mesure où ce sont des prépositions projectives. Il n’est donc pas question d’essayer de rendre compte de leur fonctionnement à partir de la seule ontologie spatiale. En revanche, comme sous, les prépositions devant et derrière s’appuient sur certaines notions tirées de l’ontologie spatiale, essentiellement les mêmes que celles qu’implique sous, à la différence près que la région pertinente n’est pas la région inférieure à un objet, mais les deux régions déterminées par une direction frontale qui, dans les langues que nous étudions dans cette thèse — et, en tout état de cause, en français —, sera déterminée soit par le cadre de référence intrinsèque, soit par le cadre de référence relatif. Nous n’entrerons pas dans ces détails ici, dans la mesure où ils ont été discutés au chapitre précédent et où ils n’ont qu’une faible incidence sur le thème central de cette thèse, à savoir la communauté, au moins partielle, de la représentation linguistique de l’espace et de celle du temps.

Donnons rapidement quelques exemples attestés des prépositions devant et derrière :

  1. Les peuples restent prosternés devant ces gigantesques ombres. (Histoire Romaine, Jules Michelet)
  2. Ils vinrent de nouveau se présenter devant la reine. (Sous les tilleuls, Alphonse Karr)
  3. Elle pâlit et mit les mains devant ses yeux. (Sous les tilleuls, Alphonse Karr)
  4. L’armée campée devant Rome était de plus de cent cinquante mille d’hommes de pied. (Histoire Romaine, Jules Michelet)
  5. Toujours invisible derrière la foule, Edouard assura le cordon de son masque. (Le Notaire de Chantilly, Léon Gozlan)
  6. Les pics élèvent derrière eux leurs neiges éternelles. (Histoire Romaine, Jules Michelet)
  7. Scipion se retira derrière le Pô. (Histoire Romaine, Jules Michelet)
  8. Il resta suspendu à un arbre, les mains liées derrière le dos. (Récit des temps Mérovingiens, Augustin Thierry)

Aucun de ces exemples (par contraste avec ce qui est le cas pour sur et sous) ne paraît difficile ou problématique pour la règle proposée par Vandeloise (ibid., 112), à un détail près, qui est que cette règle s’appuie sur le cadre de référence intrinsèque. Nous donnons donc une version générale de cette règle ci-dessous :

Règle pour devant/derrière (adaptée de Vandeloise) : a est devant/derrière b si la cible se trouve du côté positif/négatif de la direction frontale déterminée par un cadre de référence quelconque.

De façon plus précise et sans chercher à indiquer comment les notions de région frontale positive (pour devant) ou de région frontale négative (pour derrière) sont déterminées 101 , on peut proposer les formules suivantes :

Vandeloise indique que pour derrière, comme pour sous (cf. § 5.3.1), il y a une occlusion de la perception. De nouveau, nous pensons que devant et derrière s’accompagnent dans un bon nombre de leurs emplois d’implicatures (conversationnelles en l’occurrence) sur le caractère directement perceptible (pour devant) et au moins partiellement impossible à percevoir (pour derrière) de la cible. Nous n’en faisons donc pas un aspect central du sémantisme de l’une ou de l’autre de ces deux prépositions.

Deux locutions prépositionnelles sont très proches de devant et derrière : il s’agit de en face de et dans le dos de. Leur différence avec, respectivement, devant et derrière tient au cadre de référence qui, dans leur cas, ne peut être que le cadre de référence intrinsèque (on ne peut pas les employer lorsque le site n’a pas d’orientation intrinsèque). On notera cependant une spécificité de en face de lorsque cible et site sont humains : dans ce cas précis, la site et le cible se font face (leurs parties frontales positives sont face à face).

Nous reviendrons sur les prépositions devant et derrière lorsque nous traiterons des prépositions temporelles avant et après et des usages temporels de devant et derrière.

Notes
101.

Nous renvoyons ici à la discussion des cadres de référence au chapitre 4, § 4.6.