5.5.3 - Les prépositions avant et après

Commençons par indiquer les exemples attestés dont nous disposons pour avant :

  1. Victor me dit qu’il ne serait pas ici avant minuit. (Le Notaire de Chantilly, Léon Gozlan)
  2. Il est consommé avant l’an 350 avant l’ère chrétienne. (Histoire Romaine, Jules Michelet)
  3. Ils s’aimaient de cette affection compassée, assez commune entre amants fiancés avant l’âge et avant l’amour. (Mademoiselle de la Seiglière, Jules Sandeau)
  4. À la fin années quatre-vingt, avant la grande vague démocratique, plus des deux tiers des gouvernements, au sud du Sahara, étaient encore dirigés par des militaires. (Le Monde, 1994)
  5. Que de gens qui ne seront riches que dans un mois, que demain, et qui veulent l’être avant l’accouchement de la fortune. (Le Notaire de Chantilly, Léon Gozlan)
  6. Bel arbuste, tu as porté avant la saison. (Le Notaire de Chantilly, Léon Gozlan)
  7. Le dieu étrusque – latin Jansus – Djansus méconnut Diane sous le costume hellénique d’une chasseresse légère, mais il resta à côté du Zeus grec et, dans les prières, fut même nommé avant lui. (Histoire Romaine, Jules Michelet)
  8. Voici l’homme, phrase prononcée par Ponce Pilate en présentant au peuple Jésus couronné d’épines, avant le chemin de croix et de crucifixion. (Le Monde, 1995)
  9. C’était la dernière station avant Paris (Le Monde, 1995)
  10. Si jamais vous fouillez des cœurs de femmes à Paris, vous y trouverez l’usurier avant l’amant. (Père Goriot, Honoré de Balzac)
  11. Les valeurs avant la ligne, l’argent avant la santé. (Le Monde, 1995)

Comme depuis et jusqu’à, avant et après paraissent symétriques. Plutôt que de passer directement à après, nous allons commencer par une analyse complète de avant et, notamment, par la question de savoir si cette préposition est effectivement — du point de vue sémantique — spatio-temporelle. Si l’on examine les exemples ci-dessus, on s’aperçoit que les exemples (132) à (139) sont temporels, que l’exemple (140) est le seul que l’on puisse considérer comme spatial et que les exemples (141)-(142) sont abstraits. Le grand nombre d’exemples temporels inciterait à considérer avant comme une préposition principalement temporelle, de la même façon que l’on pourrait considérer devant comme une préposition principalement, si ce n’est exclusivement, spatiale 107 . Rappelons ici la définition que nous avions donnée ci-dessus (cf. § 5.3.2) de devant :

(x est devant y est égal par définition à il existe w tel que w est une partie de la région frontale positive à y et x est exactement co-localisé à w)

La définition de devant en fait clairement une préposition spatiale, dans la mesure où la notion de région frontale positive ne fait guère de sens hors de l’espace. Comme on peut s’y attendre, vu le caractère unidimensionnel du temps, la définition de avant est plus simple que celle de devant :

(e avant y, e précède y)

Passons maintenant à après et aux exemples attestés que nous avons trouvés pour cette préposition :

  1. Il se cachait derrière, sans être, après cette précaution, plus attentif à sa lecture. (Le Notaire de Chantilly, Léon Gozlan)
  2. Un quart d’heure après la petite fête de famille tout repose dans Chantilly. (Le Notaire de Chantilly, Léon Gozlan,)
  3. En remontant le cours de l’eau, après deux heures de marche, vous découvrirez un vallon. (Histoire Romaine, Jules Michelet)
  4. Il mourut deux ans après le retour du marquis. (Mademoiselle de la Seiglière, Jules Sandeau)
  5. Les premiers consuls après Brutus et l’expulsion des rois se nommaient Valérius et Horatius. (Histoire Romaine, Jules Michelet)
  6. Seulement, après la soupe, pendant que Geneviève changeait des assiettes, il lui dit. (Mademoiselle de la Seiglière, Jules Sandeau)
  7. Le pilote était une feuille radicale dirigée par M. Tissot et qui donnait pour la province, quelques heures après les journaux du matin, une édition où se trouvaient les nouvelles du jour. (Le Père Goriot, Honoré de Balzac)
  8. On avait ouvert à M. Clavier ; il entra dans le salon, laissant après lui une longue trace d’eau. (Le Notaire de Chantilly, Léon Gozlan)
  9. Il était si tard que nous n’avons pas couru après vous. (Le Notaire de Chantilly, Léon Gozlan)
  10. Dans votre poche, répliqua la baronne découragée d’avoir toujours à courir après lui pour le ramener forcément dans le cercle de la question. (Le parfum de la Dame en Noir, Gaston Leroux)
  11. Quand il était revenu en France, en gare Menton- G, la première station après la frontière, il avait été salué très cordialement. (Sous les tilleuls, Alphonse Karr)
  12. Et y avons trouvé la dame Edward S..., née Muller, morte et pendue après la flèche de son lit. (Mademoiselle de la Seiglière, Jules Sandeau)
  13. C’est une belle chose que l’amitié, c’est la chose la plus sainte de toutes, après l’amour. (Mademoiselle de la Seiglière, Jules Sandeau)
  14. Le Chili se distingue, après le Brésil, par la plus haute concentration de richesse. (Le Monde, 1997)

Commençons par noter qu’il y a davantage d’exemples d’après spatial que d’exemples d’avant spatial. En effet, si les exemples (143)-(149) sont temporels, les exemples (150)-(154) sont spatiaux ou, du moins, susceptibles d’une interprétation spatiale et les exemples (155-(156) sont abstraits. On remarquera cependant que les exemples (150)-(153) sont dynamiques : ils représentent un mouvement. On aurait ainsi tendance à penser que l’on retrouve ici la notion de trajet, évoquée et définie plus haut pour depuis (cf. § 5.4.2). Commençons donc par proposer une définition grossière de après, qui n’est rien d’autre que le pendant symétrique de celle d’avant :

(e après y est égal par définition à y précède e)

Une première remarque s’impose quant à ces deux définitions : elles apparaissent en tout état de cause beaucoup trop simples. En effet, beaucoup de nos exemples attestés pour après n’offrent pas une construction du type e après y, mais plutôt une construction du type un quart d’heure après y, e. En d’autres termes, e n’est pas seulement repéré comme postérieur à y, mais de façon plus précise, comme se produisant exactement un quart d’heure 108 après y. On remarquera qu’on a un exemple assez similaire avec avant en (133), reproduit ci-dessous, conjointement avec l’exemple (144), sous (157)-(158) :

  1. Il est consommé avant l’an 350 avant l’ère chrétienne. (Histoire Romaine, Jules Michelet)
  2. Un quart d’heure après la petite fête de famille tout repose dans Chantilly. (Le Notaire de Chantilly, Léon Gozlan,)

Il semble que les prépositions avant et après, dans leurs usages temporels tout au moins, donnent lieu à trois types de constructions : e avant/après y ; e un quart d’heure 109 avant/après y ; e avant/après l’an 350 110 . On peut les appeler respectivement l’usage simple, l’usage précis et l’usage récursif. Pour en rendre compte de façon plus systématique, un recours à la notion de région précédente ou suivante, plutôt qu’à la simple notion de précédence et de succession s’impose. Commençons par définir les notions de région antérieure à y et de région postérieure à y :

(La région antérieure à y est égale par définition à il existe un unique w tel que w est une partie du voisinage de y et y n’est pas une partie de w et w est une région et, pour tout z, si z est une partie interne de w, alors z précède y).

(La région postérieure à y est égale par définition à il existe un unique w tel que w est une partie du voisinage de y et y n’est pas une partie de w et w est une région et, pour tout z, si z est une partie interne de w, alors y précède z)

Proposons maintenant de nouvelles définitions de avant et après, utilisant les notions de région antérieure/postérieure à y :

(x avant y est égal par définition à il existe w tel que w est une partie de la région antérieure à y et x est exactement localisé à w)

(x après y est égal par définition à il existe w tel que w est une partie de la région postérieure à y et x est exactement localisé à w)

On notera que ces deux définitions correspondent à celles de devant et de derrière, à ceci près que les notions de région frontale positive et de région frontale négative sont remplacées par celles de région antérieure et de région postérieure. Ceci consacre tout à la fois la spécialisation des prépositions devant et derrière dans le domaine spatial et des prépositions avant et après dans le domaine temporel et la grande proximité de leurs sémantismes. Revenons-en aux trois usages décrits plus haut. L’usage simple de avant/après se plie directement aux deux définitions données plus haut et il n’est pas nécessaire de s’y étendre davantage. L’usage précis est plus intéressant, mais ne nécessite pas une redéfinition des deux prépositions, la compositionalité sémantique suffisant à l’expliquer : en effet, dire que un quart d’heure avant/après y, e revient à identifier de façon précise la partie de la région antérieure/postérieure à y où e est exactement localisé. L’usage récursif ne nécessite pas davantage une redéfinition des deux prépositions, puisque son explication passe tout simplement par une application récursive des deux définitions : ainsi, dire que avant l’an 250 avant/après y, e revient à appliquer une première fois la définition de avant/après délimitant ainsi une région antérieure/postérieure à y, à l’intérieur de laquelle on délimitera une région antérieure/postérieure à l’an 250, et c’est dans cette région (qui est une partie de la première) que se produira e.

Qu’en est-il maintenant des usages spatiaux ou apparemment spatiaux de avant/après ? On se rappellera qu’il y en a un exemple (apparent) pour avant, l’exemple (140), reproduit ci-dessous en (159) :

  1. C’était la dernière station avant Paris (Le Monde, 1995)

Comme on l’a vu ci-dessus pour la préposition depuis (cf. tableau 2, § 5.4.2), si l’on donne d’une préposition une analyse purement spatiale ou purement temporelle du point de vue sémantique, les usages non-standard doivent s’expliquer comme des contre-exemples apparents, sujets à coercion. Or, c’est ce qui vient d’être fait, tout à la fois pour les prépositions devant/derrière, dont nous avons dit que leur sémantisme implique les notions purement spatiales de régions frontale positive/négative à y, et pour les prépositions avant et après, dont nous avons dit que leur sémantisme implique les notions purement temporelles de régions antérieure/postérieure à y. Ceci fait d’elles respectivement des prépositions purement spatiales et purement temporelles d’un point de vue sémantique. Ceci signifie, si les définitions données ci-dessus sont correctes, que leurs usages non-standard doivent pouvoir être analysés comme seulement apparemment temporels (pour devant/derrière) ou comme seulement apparemment spatiaux (pour avant/après). Comment la coercion peut-elle s’appliquer à un exemple comme (159) ? La préposition avant doit prendre comme argument un moment (une date par exemple), ou une éventualité. Si l’argument explicite n’est pas de cette nature, la coercion conduit à le modifier pour qu’il se plie à cette règle. On remarquera que le cas d’un usage apparemment spatial n’est pas le seul cas où la coercion s’applique dans nos exemples attestés avec avant : mis à part les exemples (132), (133), (136), (137), (139), tous les autres — et pas seulement l’exemple (140)-(159) — ont besoin d’une coercion. En (134), avant l’âge et l’amour doit être interprété comme avant que l’âge et l’amour n’arrivent ; en (135), avant la grande vague démocratique doit être interprété comme avant l’arrivée de la grande vague démocratique ; en (138), avant lui doit être interprété comme avant que l’on nomme le Zeus grec. L’exemple (140)-(159) peut être interprété par coercion comme avant l’arrivée à Paris. Restent les deux exemples (141) et (142), considérés comme abstraits : dans les deux cas, on peut considérer que l’on est face à des exemples du type de ceux décrits par Lakoff & Johnson (1980), comme des métaphores généralisées. L’idée générale en (141) serait que la première chose que l’on trouve (la plus importante) lorsque l’on fouille le coeur des femmes à Paris, c’est l’usurier, l’amant n’étant découvert que par la suite. En (142), on est devant le même type de métaphore (ce qui est avant — ou, on le notera, devant — est plus important).

Sans entrer plus avant dans les détails, les exemples attestés avec après sont susceptibles du même type d’analyse.

Notes
107.

Quelques mots des étymologies de avant et devant, telles qu’elles sont indiquées dans Le Robert historique de la langue française: l’une et l’autre dérivent du latin ante, combiné pour avant avec la préposition ab (à), et, pour devant, avec la préposition de.Par contraste, après et derrière sont toutes deux venues remplacer une unique préposition latine, post.

108.

Ou, bien évidemment, n’importe quelle autre durée spécifiée dans la phrase.

109.

Idem.

110.

Ou n’importe quelle autre date ou durée spécifiée dans la phrase.