5.5.4 - Les prépositions topologiques

5.5.4.1 - La préposition dans

La préposition dans, qui pourrait passer pour le modèle de la préposition topologique, est la seule pour laquelle Casati et Varzi proposent une définition. Commençons par indiquer les exemples attestés dont nous disposons pour cette préposition, avant de les confronter à la définition de Casati et Varzi :

  1. Il était enfermé à côté, dans le petit séminaire adjacent de l’abbé. (Le parfum de la Dame en Noir, Gaston Leroux)
  2. Et nous allâmes manger dans un restaurant du Quartier latin. (Le parfum de la Dame en Noir, Gaston Leroux)
  3. Il se cacha le visage dans les mains et pleura. (Le parfum de la Dame en Noir, Gaston Leroux)
  4. On entra dans cette allée par une porte bâtarde. (Le Père Goriot, Honoré de Balzac)
  5. Dix heures sonnèrent dans le lointain. (Contes Cruels, Auguste de Villiers de L’Isle-Adam)
  6. Cette froide beauté païenne qui suscitait, sur ses pas, dans les fêtes officielles de la Troisième république, un discret murmure d’admiration. (Le parfum de la Dame en Noir, Gaston Leroux)
  7. Je rappelle le sentiment d’horreur que, dans un moment même, il m’inspira. (Le parfum de la Dame en Noir, Gaston Leroux)
  8. Car Rouletabille, dans le moment, toussait et parvenait point à se réchauffer. (Le parfum de la Dame en Noir, Gaston Leroux)
  9. On commençait à entrer, heureusement, dans la bonne saison. (Le parfum de la Dame en Noir, Gaston Leroux)
  10. Le château continuait à être aussi fermé que dans le temps où les courtines de murs atteignaient au deux tiers de la hauteur des vieilles tours. (Le parfum de la Dame en Noir, Gaston Leroux)
  11. Les gens qui dans les premiers jours de cette amitié vinrent voir la vicomtesse à deux heures, y trouvaient le marquis. (Le Père Goriot, Honoré de Balzac)
  12. Il devait s’en souvenir jusqu’à dans ses vieux jours. (Le Père Goriot, Honoré de Balzac)
  13. Celle qui était admise dans la société du faubourg St Germain. (Le Père Goriot, Honoré de Balzac)
  14. Sur onze cas de détournement d’images cités dans l’article, dix sont demeurés incontestés. (Le Monde, 1998)

Comme on l’a indiqué plus haut, Casati et Varzi proposent une définition de être dans que nous rappelons ci-dessous :

(x est dans y est égal par définition à il existe z tel que z est un trou dans y et x est exactement co-localisé avec z)

On pourrait sur cette base proposer la définition suivante de la préposition dans :

Définition de dans  : xdansy =df INxy

Cependant cette définition paraît trop forte : il est clair que beaucoup des exemples ci-dessus n’entreraient pas dans une telle définition. On peut ainsi préférer baser la définition de la préposition dans sur la définition plus permissive que donnent Casati et Varzi en la relativisant à différentes relations de localisation. Rappelons cette seconde définition :

(x est dans- R y est égal par définition à il existe z tel que z est un trou dans y et x est une région R -localisée avec z)

Les relations GL, WL, PL, IWL, IPL, TWL et TPL (par rapport auxquelles est relativisée la relation IN dans RIN) sont formulées de la façon suivante :

(x est génériquement localisé à y est égal par définition à il existe z, il existe w tel que z est une partie de x et w est une partie de y et z est exactement localisé à w)

(Si x est complètement localisé à y et si z est une partie de x, alors z est complètement localisé à y)

(Si x est partiellement localisé à y et si z est une partie de y, alors x est partiellement localisé à z)

(x est complètement localisé de façon interne à y est égal par définition à il existe z telle que z est une partie interne de y et x est exactement localisé à z)

(Si x est partiellement localisé de façon interne à y et si z est une partie interne de y, alors x est partiellement localisé de façon interne à z)

(Si x est complètement localisé de façon tangentielle à y et si z est une partie tangentielle de x, alors z est complètement localisé de façon tangentielle à y)

(Si x est partiellement localisé de façon tangentielle à y et si z est une partie tangentielle de y, alors x est partiellement localisé de façon tangentielle à z)

Dans cette optique, proposons la définition suivante de la préposition dans :

Cette définition semble convenir pour les exemples d’usages spatiaux — comme (160)-(165) —, mais convient-elle aussi pour les exemples temporels — comme (166)-(171) ? On pourrait objecter que le temps, étant par définition unidimensionnel, ne peut être troué 111 .

Rappelons-nous cependant la description que fait Ter Meulen (1995) des trous, des filtres et des bouchons : certes, ces trois classes d’entités temporelles correspondent dans son analyse aux catégories vendlériennes d’éventualités. Cependant, on peut dans une certaine mesure étendre la métaphore et considérer le temps comme une substance composée d’entités diverses (les éventualités) qui laissent ou non le passage vers d’autres éventualités. On pourrait ici (justement) objecter que, dans les exemples d’usage temporel de dans reproduits ci-dessus, les arguments de dans ne sont pas des éventualités (et donc, a fortiori, pas des trous au sens de Ter Meulen). De fait, un examen plus attentif permet de voir qu’il s’agit d’intervalles temporels : en (166)-(167), un/le moment ; en (168), la bonne saison ; en (169), le temps où les courtines de murs atteignaient aux deux tiers de la hauteur des vieilles tours ; en (170), dans les premiers jours de cette amitié ; en (171), ses vieux jours. Ceci semblerait à première vue interdire la transposition de l’analyse de Ter Meulen au cas spécifique de dans temporel.

Cependant, si l’on y réfléchit, il n’est pas clair que ce soit bien le cas. Selon Ter Meulen, il y a deux catégories d’éventualités qui laissent le passage : les trous (toujours) et les filtres (parfois) 112 . Ces deux catégories, malgré leurs différences (les trous correspondent à des activités ou à des états, les filtres à des accomplissements), ont une caractéristique en commun : elles déterminent un intervalle non nul dans le temps, ou, autrement dit, elles ont une durée, exactement comme les intervalles que décrivent les arguments de dans dans les exemples (166)-(171). Nous nous proposons donc de transposer la métaphore des trous dans le domaine temporel en l’étendant aux intervalles : dans cette optique, une expression linguistique qui décrit un intervalle temporel laisse la possibilité de l’inclusion, dans cet intervalle, d’autres éventualités. Elle détermine donc un trou 113 . On peut représenter cette situation dans l’exemple (167) par la figure ci-dessous :

Figure 3 : trous temporels
Figure 3 : trous temporels

Un regard sur les emplois abstraits de dans, illustrés par les exemples (172)-(173), montre que la définition proposée plus haut s’y applique si l’on accepte de considérer, respectivement, la société du faubourg St-Germain et l’article comme des réceptacles.

Notes
111.

Dans leur ouvrage de 1994, Casati et Varzi consacrent quelques pages (72-77) à l’ontologie des trous dans le contexte d’une réalité bidimensionnelle, comme celle décrite par Abbott dans Flatland (2002). Cependant, le paysage de Flatland au temps fait perdre une autre dimension.

112.

Nous ignorons ici l’aspect lié aux temps verbaux pour simplifier la discussion.

113.

On remarquera que cette analyse va dans le même sens que celle que proposent Casati & Varzi (1995) des trous en termes dispositionnels : dans cette optique, les trous sont ce que l’on peut remplir.