5.4.4.2 - La préposition à travers

Passons maintenant à la préposition à travers. Les exemples attestés dont nous disposons sont les suivants :

  1. Ils descendirent pendant une centaine de mètres, à travers la caillasse, puis ils appuyèrent sur la droite. (Le désert des Tartares, Dino Buzzati)
  2. Drago et ses hommes quittèrent la redoute, s’avancèrent à travers les champs pour retourner au fort, parmi les ombres violets du soir. (Le désert des Tartares, Dino Buzzati)
  3. En envoyant des armes via Egypte à travers un véritable pont aérien. (Le Monde, 1997)
  4. Il l’avait consacré à voyager à travers les quatre parties du monde (Le Notaire de Chantilly, Léon Gozlan)
  5. Il lut à travers ses larmes. (Mademoiselle de la Seiglière, Jules Sandeau)
  6. Rule Britain, qui a été repris, à travers l’ère victorienne comme l’expression même de la force maritime de l ’Angleterre. (L’Europe et la mer, Michel Mollat du Jourdin)
  7. Au terme d’un parcours rapide à travers le passé, il formule une question ultime. (L’Europe et la mer, Michel Mollat du Jourdin)
  8. Jacques Pierre écrits qu’àtravers l’histoire les pays maritimes se montrent individualistes et libéraux. (L’Europe et la mer, Michel Mollat du Jourdin)
  9. Ils ont gardé le même comportement politique à travers les siècles. (Le Monde, 1998)
  10. Nous nous abandons aux rêves à travers la conversation. (Le Père Goriot, Honoré de Balzac)

La préposition à travers a dans ces exemples à la fois des usages spatiaux — exemples (174)-(178) —, des usages temporels — exemples (179)-(182) — et des usages abstraits — exemple (183). La même question qui se pose pour les autres prépositions spatio-temporelles (non topologiques) se pose ici : est-ce que le sémantisme de à travers est purement spatial, purement temporel, ou spatio-temporel (neutre entre temps et espace) ? Commençons par comparer les exemples spatiaux et les exemples temporels : dans les exemples (174) à (176) — spatiaux —, à travers est utilisé pour indiquer un passage par une substance (la caillasse), une étendue (les champs), ou un moyen de déplacement (un véritable pont aérien) ; dans l’exemple (178), à travers est utilisé pour indiquer un obstacle (ses larmes) — en l’occurrence un obstacle visuel — ; dans les exemples (177) — apparemment spatial — et (179) à (182) — temporels —, à travers semble signaler un parcours exhaustif. On aurait donc là deux interprétations différentes, l’une pour les usages spatiaux d’à travers où, pour résumer ce qui vient d’être dit, à travers signalerait un passage qui se fait malgré un ‘«’ ‘ obstacle ’» 114 , l’autre pour les usages temporels où à travers signalerait un trajet ‘«’ ‘ exhaustif ’» 115 . La question est de savoir si ces deux interprétations supposent des sémantismes différents ou si le même sémantisme suffit à en rendre compte.

Si l’on y réfléchit, il apparaît qu’à travers peut avoir des usages où il correspond non seulement à un passage, mais à la création explicite de ce passage. Considérons les exemples suivants :

  1. Le plombier a percé un trou à travers le mur pour faire passer le tuyau.
  2. Le plombier a percé un trou dans le mur pour faire passer le tuyau.
  3. Jacques a percé un trou dans le mur pour fixer le tableau.

On voit ci la spécificité de à travers : là où dans reste neutre quant à la nature du trou — ce peut être un tunnel ou un creux, suivant le contexte, comme le montrent les exemples (185) et (186) — à travers impose clairement un tunnel. Rappelons ci-dessous la définition que donnent Casati et Varzi de la notion de tunnel :

(x est un tunnel de y est égal par définition à x est un trou dans y et il existe z, il existe w, tels que z est une borne d’entrée de x relativement à y et w est une borne d’entrée de x relativement à y et z n’est pas connecté à w)

Admettons que, dans des cas comme (184), le sémantisme d’à travers inclue d’une façon ou d’une autre la notion de tunnel. Peut-on pour autant dire que c’est aussi le cas dans des exemples attestés comme (174)-(182) ci-dessus ? Et comment pourrait-on rendre compte des usages temporels avec la notion de tunnel ? Etant donné que le temps est unidimensionnel, comment pourrait-on se représenter un ‘«’ ‘ tunnel temporel » ’? Cela semble une contradiction dans les termes.

Il nous semble que l’on peut faire ici appel à une notion introduite par Talmy (1996), la notion de mouvement fictif (fictive motion). Il va de soi que le voyage temporel est, à strictement parler, impossible : on peut se déplacer dans l’espace, mais on ne peut pas se déplacer dans le temps, où l’on se contente d’exister. Dans cette mesure, tous les parcours décrits dans les exemples (179) à (181) sont des parcours impossibles, imaginaires, qui correspondent, selon nous, au mouvement fictif. Talmy lui-même ne considère dans son article que des phénomènes spatiaux et non des phénomènes temporels. Ceci dit, étant donné l’hypothèse de la localisation, il n’y a rien d’étonnant à ce que le mouvement fictif se retrouve aussi bien pour le temps que pour l’espace.

Pourrait-on pour autant proposer une définition de à travers en termes de tunnel ? et, si c’est le cas, cette définition pourrait-elle s’appliquer de façon indifférenciée au temps et à l’espace ? Comme on l’a vu plus haut (cf. § 5.4.2), un sémantisme spatio-temporel est en tout état de cause plus facile à défendre pour une préposition topologique que pour une préposition qui ajouterait à la topologie une quelconque orientation. Peut-on donner une définition purement topologique de à travers ?

(e, à travers y est égal par définition à il existe x, tel que x est un tunnel dans y et e est dans y)

Si, au paragraphe précédent, la relation IN paraissait trop forte pour la préposition dans, elle semble s’appliquer ici sans problème. Reste cependant le problème de la possibilité même d’un tunnel temporel. Si l’on se souvient de ce que nous avons dit plus haut pour dans et pour les trous temporels, il nous semble que les mêmes remarques jouent ici. Que ce soit dans ses usages spatiaux ou dans ses usages temporels, à travers semble indiquer le passage au travers d’une substance continue ou dense (au moins dans une région déterminée par l’argument de à travers). Rappelons ici la définition de la densité telle qu’elle est donnée par Casati et Varzi :

(Si x est une région et si y est une partie propre de x, alors il existe z tel que z est une région et z est une partie propre de x et y est une partie propre de z)

Considérons que l’argument de à travers détermine une région dense, au sens ci-dessus, à travers laquelle on crée un passage de la forme d’un tunnel. C’est vrai dans l’espace et c’est aussi vrai dans le temps. Dans cette optique, la flèche du temps est considéré comme tridimensionnelle et la région décrite dans l’argument de à travers est percée d’un tunnel où e vaut :

Figure 4 : à travers temporel
Figure 4 : à travers temporel

Incidemment, cette analyse des usages temporels de la préposition à travers explique un des effets interprétatifs décrits au début de ce paragraphe : pour être considérée comme tridimensionnelle dans ce type d’usages, la flèche du temps n’en demeure pas moins une flèche, ce qui explique l’impression de parcours exhaustif. Le tunnel permet ainsi de parcourir l’intégralité de la région de la flèche du temps décrite par l’argument de à travers. Enfin, l’exemple abstrait en (183) s’explique par une métaphore du type de celles décrites par Lakoff & Johnson (1980) où l’on considère par exemple la conversation comme un tunnel ou comme un canal par où l’on peut faire passer des informations.

Notes
114.

Ou, à tout le moins, à un endroit où l’on ne passe pas généralement: la caillasse, les champs, etc.

115.

A travers les quatre parties du monde signifie que le voyageur est passé par les quatre parties en question — comme on le verra, cet exemple est susceptible d’une analyse en termes de trajet qui le rapproche d’une interprétation temporelle, cf. l’analyse de depuis (§ 5.4.2) ci-dessus ; à travers l’ère victorienne signifie que quel que soit le moment que l’on examine dans l’ère victorienne, le reste de la phrase vaut ; etc.