Une des caractéristiques sémantiques saillantes du serbe (ainsi que des autres langues slaves) est qu’on y exprime par des prépositions (expressions procédurales 120 ) l’opposition entre massif et comptable. Rappelons que cette opposition existe aussi au niveau de la représentation spatiale : il y a une grande différence visuelle entre une substance continue, non-bornée et non-comptable (par exemple le lait, le café, la farine) et des objets discrets, bornés, comptables et individualisables (comme une tasse, une robe, un livre). Il n’est donc pas étonnant qu’elle représente, comme on l’a vu au chapitre 4, un des primitifs conceptuels fondamentaux dans l’ontologie spatio-temporelle
Les langues explicitent cette opposition de manières différentes : ainsi, par exemple, dans les langues indo-européennes, cela se fait généralement par des quantificateurs (par exemple, many vs much, en anglais, ou de nombreux vs beaucoup de, en français). Qui plus est, cette opposition est connue en linguistique pour ne pas s’arrêter au niveau des entités concrètes, mais pour valoir aussi pour des entités non-physiques. Ainsi, comme on l’a vu au chapitre 3, on distingue :
Ceci dit, on peut parler d’un double parallélisme (Jackendoff, 1992) entre a) substance continue et activités-états et b) objets discrets et événement bornés.
Venons-en maintenant au serbe : dans cette langue ainsi que dans les autres langues slaves, l’opposition discret/continu est présente aussi au niveau des prépositions. En effet, des prépositions différentes sont utilisées quand la cible est, respectivement :
Marvin a renversé café sur table
Marvin a renversé du café sur la table
Grande tasse café est sur table.
Une grande tasse de café est sur la table.
Manifestement le rôle de la préposition po est d’insister sur le fait que le café renversé sur la table est représenté comme une substance continue dont les bornes ne sont pas pertinentes. Les exemples qui suivent vont illustrer les autres usages de po et les contraster avec les usages de na :
Marvin a renversé café sur table
Marvin a renversé du café sur la table.
Fred a projeté liquide sur fenêtre vitre
Fred a projeté du liquide sur la vitre de la fenêtre.
Ted a collé petite étiquette sur fenêtre vitre
Ted a collé une petite étiquette sur la vitre de la fenêtre.
Beaucoup flocons lui est tombé sur cheveux
Beaucoup de flocons de neige lui sont tombés sur les cheveux.
Un flocon lui est tombé sur langue
Un flocon de neige lui est tombé sur la langue.
Trois flocons sont lui tombés sur langue
Trois flocons de neige lui sont tombés sur la langue.
Il est clair que, lorsque dans la relation de contact-support (cf. chapitre 5), la cible est une substance continue ou une multitude d’objets considérée comme une masse (figure 4), la préposition po est employée, tandis que, lorsque la cible est un objet individuel ou plusieurs objets qui ont préservé leur individualité, na est utilisé. On a une preuve ultime que l’opposition en question est entre massif et comptable et non entre singulier et pluriel, dans les exemples suivants :
Un grand livre était posé sur/*po table
Un grand livre était posé sur la table.
Trois livres étaient posés sur / *po table.
Trois livre étaient posés sur la table.
Beaucoup magazines est éparpillé po / *sur table.
Beaucoup de magazines sont éparpillés sur la table.
Notons que le seul cas où po peut être utilisé avec un objet individuel ou plusieurs objets individuels sont des phrases du type illustré dans les exemples suivants :
Grand insecte fourmille sur table
Un grand insecte fourmille sur la table.
Differents insectes fourmillent sur table
Des insectes de différentes sortes fourmillent sur la table.
En effet, ici, le verbe mile-ti (fourmiller) dénote un mouvement spécifique, à savoir un mouvement diffusionnel qui s’effectue sur la surface. Nous retournerons plus tard sur cet emploi de po. Disons pour l’instant que ces exemples d’emploi de po conduisent à proposer la relation topologique suivante pour cette proposition : contact dynamique avec la surface (figure 5).
Il convient maintenant de donner une définition de la préposition po. Rappelons, qu’au chapitre 5 nous avons dit que sur est équivalent à la relation de la connexion externe et contre à la relation du contact faible. Nous sommes d’avis qu’on peut définir la préposition po en se servant de la relation du contact faible.
Définition de po : xpoy = df Wcxy
Mais cette définition n’est peut-être pas suffisante pour po, car cette préposition donne souvent l’image du mouvement sur la surface. Cependant la notion de trajet, introduite au chapitre 5 (5.5.2), ne peut pas être utilisée ici, puisqu’elle présuppose une région dont les parties sont ordonnées. Or, dans le cas de po, le mouvement n’est pas toujours directionnel (comme dans le cas de vers) mais il peut aussi être diffusionnel (entropique). On verra plus tard que po peut aussi bien être utilisé avec des processus dynamiques directionnels, mais le trait de directionnalité n’est pas obligatoire. Le trait dynamique n’est pas non plus obligatoire dans le cas de la substance continue (voda po stolu = l’eau sur la table), grâce à l’absence de bornes (la continuité) de la cible. Le dynamisme est cependant obligatoire si la cible est un (ou plusieurs) objets discrets, puisque c’est le mouvement qui libère en quelque sorte les objets discrets de leurs bornes. On pourrait donc garder la définition de la préposition et imposer une contrainte sur la cible : soit elle est continue soit elle est en mouvement ou plutôt, ses bornes n’existent pas ou ne sont pas pertinentes (on en fait abstraction).
Encore une chose : au chapitre 5, nous avons indiqué que l’ordre sur l’axe vertical n’est pas obligatoire pour l’emploi de sur (ou na en serbe) :pensons à l’exemple du tableau sur le mur (slika na zidu). La même chose vaut pour po :
Abi a jolies tâches de rousseurs sur visage
Abi a de jolies tâches de rousseur sur le visage.
Dans cet exemple, les tâches de rousseur (considérées comme une masse) ne sont pas au-dessus du visage. Il y a plutôt un contact entre elles et le visage et de plus leur arrangement sur le visage n’est pas ordonné et régulier (il y a des partie du visage où Abi a plus ou moins de tâches de rousseur). Si on veut insister sur le fait que les tâches de rousseurs se trouvent uniquement sur une partie précise du visage, on utilise na :
Abi a tâches uniquement sur bout son joli nez-diminutif
Abi n’a des tâches de rousseur que sur le bout de son joli petit nez.
Il est clair qu’ici l’emploi de po n’est pas acceptable à cause de la nature du site (le bout du nez), qui est un espace borné et bien défini et qui donc impose des contraintes sur la distribution de la cible (les tâches de rousseur).
Le tableau suivant résume les règles d’emploi pour la relation contact-support :
Cible | Statique | Dynamique (en mouvement) |
Substance continue ou multitude d’objets vus comme une masse | po | po |
Un ou plusieurs objets discrets | na | po |
Passons maintenant à la relation d’inclusion (Figure 6). Ici la situation est beaucoup plus simple. Il n’y pas en serbe de choix entre deux prépositions ; dans les deux cas (que la cible soit discrète ou continue) on emploie u, une préposition équivalente à la préposition française dans :
Eau est dans verre
L’eau est dans le verre.
Tes livres sont dans boîte
Tes livres sont dans la boîte.
Cela semble parfaitement logique, car la forme du trou dans son hôte (considéré — de façon un peu impropre, cf. chapitre 5 — comme le site où est située la cible, le contenant) impose ses bornes à la cible qui peut être une substance naturellement non bornée (par exemple, l’eau dans le verre, comme dans la figure 6).
Rappelons ici la définition révisée de dans proposée au chapitre 5 (5.5.4.1) :
Observons maintenant un cas, où on a apparemment l’opposition entre u et po pour la relation contenant–contenu :
Abi a mis pommes dans panier.
Abi a mis des pommes dans le panier
Abi a étalé pommes sur panier
Abi a étalé des pommes dans le panier.
On voit que dans la deuxième phrase, la préposition po est utilisée à cause du verbe razmestiti (étaler) et des traits sémantiques du verbe ranger. Donc, en (15), le panier doit être interprété comme le fond du panier. C’est encore plus évident quand on réalise que la combinaison poredjati (ranger) + po ne peut pas être employée — est topologiquement incompatible — avec des noms comme sac désignant des entités qui n’ont pas un fond plat, d’où la bizarrerie de l’exemple suivant :
Abi a rangé patates sur sac
Cela est inacceptable, à moins qu’on l’interprète comme : Abi a étalé le sac sur la terre et elle a rangé des pommes de terre dessus.
Cependant, le but de ce chapitre n’est pas d’approfondir l’analyse de l’opposition po-na-u au niveau des objets physiques : cette opposition est déjà bien connue et ses aspects ont été étudiés dans beaucoup de travaux sur les langues slaves. Ce qui a attiré notre attention, c’est l’existence de la même opposition physique au niveau de phénomènes naturels qui, ontologiquement, ne sont pas des objets physiques.
Dans la section suivante nous allons présenter des exemples qui le montrent.
Sur la distinction conceptuel/procédural, cf. chapitre 2, § 2.2.3.