6.2. - Le phénomène ponau en serbe

6.2.1 - L’opposition spatiale de base : po/na et po/u

Une des caractéristiques sémantiques saillantes du serbe (ainsi que des autres langues slaves) est qu’on y exprime par des prépositions (expressions procédurales 120 ) l’opposition entre massif et comptable. Rappelons que cette opposition existe aussi au niveau de la représentation spatiale : il y a une grande différence visuelle entre une substance continue, non-bornée et non-comptable (par exemple le lait, le café, la farine) et des objets discrets, bornés, comptables et individualisables (comme une tasse, une robe, un livre). Il n’est donc pas étonnant qu’elle représente, comme on l’a vu au chapitre 4, un des primitifs conceptuels fondamentaux dans l’ontologie spatio-temporelle

Les langues explicitent cette opposition de manières différentes : ainsi, par exemple, dans les langues indo-européennes, cela se fait généralement par des quantificateurs (par exemple, many vs much, en anglais, ou de nombreux vs beaucoup de, en français). Qui plus est, cette opposition est connue en linguistique pour ne pas s’arrêter au niveau des entités concrètes, mais pour valoir aussi pour des entités non-physiques. Ainsi, comme on l’a vu au chapitre 3, on distingue :

  • des états (comme sentir) et des activités (comme courir) qui sont homogènes et non-bornés (Vendler,1957) et
  • des événements (des accomplissements, comme construire une maison, et des achèvements, comme entrer) qui sont hétérogènes et bornés.

Ceci dit, on peut parler d’un double parallélisme (Jackendoff, 1992) entre a) substance continue et activités-états et b) objets discrets et événement bornés.

Venons-en maintenant au serbe : dans cette langue ainsi que dans les autres langues slaves, l’opposition discret/continu est présente aussi au niveau des prépositions. En effet, des prépositions différentes sont utilisées quand la cible est, respectivement :

  • une substance continue  (Figure 1) ;
  • un (ou plusieurs) objet(s) discret(s) (Figures 2 et 3) :
  1. Marvin je prosuo kafu po stolu

Marvin a renversé café sur table

Marvin a renversé du café sur la table

  1. Velika solja kafe je na stolu.

Grande tasse café est sur table.

Une grande tasse de café est sur la table.

Figure 1 : Substance continue
Figure 1 : Substance continue
Figure 2 : un objet discret
Figure 2 : un objet discret
Figure 3 : plusieurs objets discrets
Figure 3 : plusieurs objets discrets

Manifestement le rôle de la préposition po est d’insister sur le fait que le café renversé sur la table est représenté comme une substance continue dont les bornes ne sont pas pertinentes. Les exemples qui suivent vont illustrer les autres usages de po et les contraster avec les usages de na :

  1. Marvin je prosuo kafu postolu.

Marvin a renversé café sur table

Marvin a renversé du café sur la table.

  1. Fred je poprskao tecnost poprozorskom staklu.

Fred a projeté liquide sur fenêtre vitre

Fred a projeté du liquide sur la vitre de la fenêtre.

  1. Ted je zalepio malu nalepnicu na prozorsko staklo.

Ted a collé petite étiquette sur fenêtre vitre

Ted a collé une petite étiquette sur la vitre de la fenêtre.

  1. Puno pahuljica joj je popadalo pokosi.

Beaucoup flocons lui est tombé sur cheveux

Beaucoup de flocons de neige lui sont tombés sur les cheveux.

  1. Jedna pahuljica joj je pala na jezik.

Un flocon lui est tombé sur langue

Un flocon de neige lui est tombé sur la langue.

  1. Tri pahuljice su joj pale na jezik.

Trois flocons sont lui tombés sur langue

Trois flocons de neige lui sont tombés sur la langue.

Il est clair que, lorsque dans la relation de contact-support (cf. chapitre 5), la cible est une substance continue ou une multitude d’objets considérée comme une masse (figure 4), la préposition po est employée, tandis que, lorsque la cible est un objet individuel ou plusieurs objets qui ont préservé leur individualité, na est utilisé. On a une preuve ultime que l’opposition en question est entre massif et comptable et non entre singulier et pluriel, dans les exemples suivants :

  1. Jedna velika knjiga je lezala na /*po stolu.

Un grand livre était posé sur/*po table

Un grand livre était posé sur la table.

  1. Tri knjige su lezale na/*postolu.

Trois livres étaient posés sur / *po table.

Trois livre étaient posés sur la table.

  1. Puno casopisa je rasutoUne preuve possible que beaucoup de magazines est considéré comme une masse est l’emploi de la troisième personne du singulier et le genre neutre du participe : je rasuto = est éparpillé. Mais il faut ici mentionner que, même avec des entités individuelles, on utilise le neutre : en effet, si le quantificateur est un nombre supérieur à 4, on obtient en serbe une construction partitive où le substantif est au génitif : Sest ucenika (génitif) doslo.Six élèves est venu (neutre singulier)Six élèves sont venu Cependant lorsqu’on a une multitude d’objets non précédés par un quantificateur, le prédicat est au pluriel :Ucenici su dosli.Elèves sont venusLes élèves sont venus.po/*nastolu.

Beaucoup magazines est éparpillé po / *sur table.

Beaucoup de magazines sont éparpillés sur la table.

Figure 4 : des objets individuels sont considérés comme une masse
Figure 4 : des objets individuels sont considérés comme une masse

Notons que le seul cas où po peut être utilisé avec un objet individuel ou plusieurs objets individuels sont des phrases du type illustré dans les exemples suivants :

  1. Velika buba mili po stolu.

Grand insecte fourmille sur table

Un grand insecte fourmille sur la table.

  1. Razno-razne bube mile po stolu.

Differents insectes fourmillent sur table

Des insectes de différentes sortes fourmillent sur la table.

En effet, ici, le verbe mile-ti (fourmiller) dénote un mouvement spécifique, à savoir un mouvement diffusionnel qui s’effectue sur la surface. Nous retournerons plus tard sur cet emploi de po. Disons pour l’instant que ces exemples d’emploi de po conduisent à proposer la relation topologique suivante pour cette proposition : contact dynamique avec la surface (figure 5).

Il convient maintenant de donner une définition de la préposition po. Rappelons, qu’au chapitre 5 nous avons dit que sur est équivalent à la relation de la connexion externe et contre à la relation du contact faible. Nous sommes d’avis qu’on peut définir la préposition po en se servant de la relation du contact faible.

Définition de po  : xpoy = df Wcxy

Figure 5 : contact dynamique avec la surface
Figure 5 : contact dynamique avec la surface

Mais cette définition n’est peut-être pas suffisante pour po, car cette préposition donne souvent l’image du mouvement sur la surface. Cependant la notion de trajet, introduite au chapitre 5 (5.5.2), ne peut pas être utilisée ici, puisqu’elle présuppose une région dont les parties sont ordonnées. Or, dans le cas de po, le mouvement n’est pas toujours directionnel (comme dans le cas de vers) mais il peut aussi être diffusionnel (entropique). On verra plus tard que po peut aussi bien être utilisé avec des processus dynamiques directionnels, mais le trait de directionnalité n’est pas obligatoire. Le trait dynamique n’est pas non plus obligatoire dans le cas de la substance continue (voda po stolu = l’eau sur la table), grâce à l’absence de bornes (la continuité) de la cible. Le dynamisme est cependant obligatoire si la cible est un (ou plusieurs) objets discrets, puisque c’est le mouvement qui libère en quelque sorte les objets discrets de leurs bornes. On pourrait donc garder la définition de la préposition et imposer une contrainte sur la cible : soit elle est continue soit elle est en mouvement ou plutôt, ses bornes n’existent pas ou ne sont pas pertinentes (on en fait abstraction).

Encore une chose : au chapitre 5, nous avons indiqué que l’ordre sur l’axe vertical n’est pas obligatoire pour l’emploi de sur (ou na en serbe) :pensons à l’exemple du tableau sur le mur (slika na zidu). La même chose vaut pour po :

  1. Abi ima divne pegice po licu.

Abi a jolies tâches de rousseurs sur visage

Abi a de jolies tâches de rousseur sur le visage.

Dans cet exemple, les tâches de rousseur (considérées comme une masse) ne sont pas au-dessus du visage. Il y a plutôt un contact entre elles et le visage et de plus leur arrangement sur le visage n’est pas ordonné et régulier (il y a des partie du visage où Abi a plus ou moins de tâches de rousseur). Si on veut insister sur le fait que les tâches de rousseurs se trouvent uniquement sur une partie précise du visage, on utilise na :

  1. Abi ima pegice samo na vrhu svog lepog nosica.

Abi a tâches uniquement sur bout son joli nez-diminutif

Abi n’a des tâches de rousseur que sur le bout de son joli petit nez.

Il est clair qu’ici l’emploi de po n’est pas acceptable à cause de la nature du site (le bout du nez), qui est un espace borné et bien défini et qui donc impose des contraintes sur la distribution de la cible (les tâches de rousseur).

Le tableau suivant résume les règles d’emploi pour la relation contact-support :

Cible Statique Dynamique (en mouvement)
Substance continue ou multitude d’objets vus comme une masse po po
Un ou plusieurs objets discrets na po

Passons maintenant à la relation d’inclusion (Figure 6). Ici la situation est beaucoup plus simple. Il n’y pas en serbe de choix entre deux prépositions ; dans les deux cas (que la cible soit discrète ou continue) on emploie u, une préposition équivalente à la préposition française dans :

  1. Voda je ucasi.

Eau est dans verre

L’eau est dans le verre.

  1. Tvoje knjige su ukutiji.

Tes livres sont dans boîte

Tes livres sont dans la boîte.

Figure 6 : inclusion, exemple (17)
Figure 6 : inclusion, exemple (17)

Cela semble parfaitement logique, car la forme du trou dans son hôte (considéré — de façon un peu impropre, cf. chapitre 5 — comme le site où est située la cible, le contenant) impose ses bornes à la cible qui peut être une substance naturellement non bornée (par exemple, l’eau dans le verre, comme dans la figure 6).

Figure 7 : une substance dans un contenant qui lui impose ses bornes
Figure 7 : une substance dans un contenant qui lui impose ses bornes

Rappelons ici la définition révisée de dans proposée au chapitre 5 (5.5.4.1) :

Observons maintenant un cas, où on a apparemment l’opposition entre u et po pour la relation contenant–contenu :

  1. Abi je stavila jabuke ukorpu.

Abi a mis pommes dans panier.

Abi a mis des pommes dans le panier

  1. Abi je razmestila jabuke pokorpi.

Abi a étalé pommes sur panier

Abi a étalé des pommes dans le panier.

On voit que dans la deuxième phrase, la préposition po est utilisée à cause du verbe razmestiti (étaler) et des traits sémantiques du verbe ranger. Donc, en (15), le panier doit être interprété comme le fond du panier. C’est encore plus évident quand on réalise que la combinaison poredjati (ranger) + po ne peut pas être employée — est topologiquement incompatible — avec des noms comme sac désignant des entités qui n’ont pas un fond plat, d’où la bizarrerie de l’exemple suivant :

  1. Abi je poredjala krompire podzaku.

Abi a rangé patates sur sac

Cela est inacceptable, à moins qu’on l’interprète comme : Abi a étalé le sac sur la terre et elle a rangé des pommes de terre dessus.

Cependant, le but de ce chapitre n’est pas d’approfondir l’analyse de l’opposition po-na-u au niveau des objets physiques : cette opposition est déjà bien connue et ses aspects ont été étudiés dans beaucoup de travaux sur les langues slaves. Ce qui a attiré notre attention, c’est l’existence de la même opposition physique au niveau de phénomènes naturels qui, ontologiquement, ne sont pas des objets physiques.

Dans la section suivante nous allons présenter des exemples qui le montrent.

Notes
120.

Sur la distinction conceptuel/procédural, cf. chapitre 2, § 2.2.3.