6.2.2 - Les prépositions po-na-u et la nature des éventualités

Contrairement aux autres langues indo-européennes, les langues slaves possèdent un moyen linguistique d’exprimer l’opposition entre éventualités spatialement statiques et éventualités spatialement dynamiques 122 , quand elles se déroulent dans certaines conditions.

Par spatialement dynamique,nous désignons une éventualité qui sous-entend le mouvement horizontal (changement de coordonnée sur l’axe horizontal, déplacement) sur une surface. On en a des exemples avec courir, marcher, se déplacer, etc. Par spatialement statique,nous considérons toute éventualité qui n’a pas cette caractéristique, comme dormir, s’asseoir, courir sur place, etc. Seuls les processus spatialement dynamiques peuvent être représentés par des vecteurs (un vecteur est un segment de droite défini en grandeur, direction et sens).Ils sont donc spatialement dirigés au sens de Jackendoff (1991). Mais ce n’est pas une condition nécessaire pour qu’un processus soit considéré comme spatialement dynamique : même dans le cas d’un mouvement diffusionnel (comme fourmiller),le processus est considéré comme spatialement dynamique.

Voici donc une première règle (déjà mentionné dans la section précédente) : po est employé quand le verbe est spatialement dynamique et na quand le verbe est spatialement statique. C’est ce que montrent les exemples suivants :

  1. Dusan trci po travi.

Dusan court sur l’herbe

Dusan court sur l’herbe.

  1. Dusan spava na travi.

Dusan dort sur l’herbe

Dusan dort sur l’herbe.

Mais l’analogie ne s’arrête pas là : chose intéressante, la même opposition linguistique est employée pour des sites qui ne sont pas des objets physiques ou géométriques mais des phénomènes naturels, comme le soleil, la pluie, la neige, etc. (Ivic, 1995). Ceux-ci sont ontologiquement plutôt des entités temporelles car ils durent (se développent) dans le temps. C’est pourquoi on peut très naturellement dire avant la pluie ou après la neige.

Il faut maintenant introduire une autre distinction qui concerne la nature des phénomènes : si les conditions dans lesquelles l’éventualité se passe sont vues comme agissant sur l’homme, il s’agit de phénomènes efficaces. On en a des exemples avec le soleil qui brille ou la pluie qui tombe. Dans ce cas :

  • On emploie la préposition na (sur) avec les verbes spatialement statiques.
  • On emploie la préposition po avec les verbes spatialement dynamiques.

Cependant, si les conditions n’agissent pas sur l’homme, mais forment simplement un cadre dans lequel l’éventualité se produit, ces phénomènes sont considérés comme non-efficaces. C’est le cas, par exemple, de l’ombre et de l’obscurité. Dans ce cas :

  • On emploie la préposition u (dans) avec les verbes spatialement statiques.
  • On emploie la préposition po avec les verbes spatialement dynamiques.

En somme, avec des verbes spatialement dynamiques, la préposition ne change pas selon les conditions (on a toujours po que ce soit un phénomène efficace ou non-efficace). Avec les verbes spatialement statiques, u est employé pour les phénomènes non-efficaces et na pour les phénomènes efficaces.

  1. Ted trci posuncu.

Ted court sur soleil.

Ted court au soleil.

  1. Ted hoda po hladu velikog baobab drveta.

Ted marche sur ombre grand baobab arbre

Ted marche à l’ombre d’un grand baobab.

  1. Marvin spava na suncu.

Marvin dort sur soleil.

Marvin dort au soleil.

  1. Dusan drema uhladu velikog baobab drveta.

Dusan roupille dans ombre grand baobab arbre

Dusan roupille à l’ombre d’un grand baobab.

Ces règles sont résumées dans le tableau ci-dessous :

Tableau 2 : po, na et u relativement aux types de verbes et de phénomènes
  Phenomenes efficaces Phenomenes non-efficaces
Verbes statiques na u
Verbes dynamiques po po

Si on compare cette situation avec celle qu’on a pour les objets physiques (na pour les objets discrets et po pour les substances continues), il s’ensuit que les éventualités spatialement dynamiques devraient avoir (en quelque sorte) une ressemblance conceptuelle avec la substance continue, tandis que les éventualités spatialement statiques devraient avoir (en quelque sens) une ressemblance conceptuelle avec les objets discrets et comptables. Cela engendre deux questions :

  • Quelle serait la base conceptuelle de cette proximité linguistique (incontestable en serbe) ?
  • Pourquoi le serbe explicite-t-il cette proximité, tandis que d’autres langues, comme nous le verrons ci-dessous, se contentent d’une seule préposition dans tous les cas ?

Notes
122.

Soulignons que l’opposition en question n’est pas l’opposition vendlerienne entre les activités non-bornées et les événements bornés, mais entre le mouvement horizontal et le repos.