6.3.2 - La lecture temporelle

Le fait qui a attiré notre attention est qu’en serbe, il est possible de violer la règle selon laquelle on emploie po uniquement pour des processus spatialement dynamiques :

  1. Moja beba Dusan spava pokisi.

Mon bébé Dusan dort sur pluie

Mon bébé Dusan dort quand il pleut / et il pleut (dehors).

Comme il s’agit d’un verbe qui est spatialement statique (dormir), dans cette phrase na devrait être utilisé. Cependant, cette phrase est parfaitement correcte en serbe. Elle signifie que le sommeil du bébé et la pluie coïncident. De plus, son implication contextuelle 123 est que le bébé est à la maison, à l’abri de la pluie. C’est évident si on examine la traduction de cet exemple : le groupe prépositionnel po kisi est traduit en français soit par une subordonnée temporelle, soit par la phrase coordonnée qui dénote le déroulement d’un processus.

Rappelons que, si une règle est si visiblement violée et que la phrase est correcte, les effets qu’apporte cette violation doivent être remarquables (Sperber & Wilson, 1986 124 ). Le rôle de po ici est de marquer que la lecture est temporelle, que la sieste du bébé se produit simultanément à la pluie, mais que le bébé peut ne pas être dehors (c’est d’ailleurs l’implication contextuelle la plus courante). Par contre, la phrase non-marquée (celle dans laquelle la préposition na est employée) a une interprétation purement physique : la pluie tombe sur l’enfant – autrement dit, l’enfant doit être dehors exposé à la pluie. Cette distinction spatial/temporel s’avère cruciale pour notre analyse.

Avant de poursuivre, remarquons que la violation est également possible pour la règle po/u, l’explication étant la même. Partons d’une phrase où la règle est respectée :

  1. Moramo da jedemo umraku. (Iskljucili su nam struju).

Devons que mangeons dans obscurité (Coupé ont nous courant)

Nous sommes obligés de manger dans l’obscurité. (Ils ont coupé l’électricité).

Avec le même verbe spatialement statique, on emploie, dans l’exemple suivant, la préposition po, ce qui produit une lecture temporelle :

  1. Poceo je Ramadan : Muslimani sada jedu samo pomraku.

Commencé est Ramadan : Musulmans maintenant mangent seulement po obscurité

Le Ramadan a commencé : maintenant les Musulmans mangent seulement quand la nuit tombe.

Il est très important de souligner ici que la préposition po en serbe, dans son emploi temporel, n’est pas du tout sémantiquement équivalente à la préposition française pendant : la contrainte d’emploi pour pendant est que son régime soit une entité temporelle bornée (voir Vandeloise, 1999, 158), ce qui n’est pas du tout le cas pour po en serbe. D’ailleurs, le serbe possède la préposition tokom qui est un équivalent de pendant en français et qui est utilisée strictement avec des événements bornés :

  1. Videla sam ga tri put tokomraspusta.

Vu suis le trois fois pendant vacances

Je l’ai vu trois fois pendant les vacances.

Cette phrase serait incorrecte avec po, car les vacances sont une période limitée, avec des bornes très pertinentes :

  1. *Videla sam ga tri put poraspustu.

Vu suis le trois fois sur vacances

Je l’ai vu trois fois pendant les vacances.

De même, dans la phrase suivante, tokom est obligatoire, car le spectacle est aussi un événement borné :

  1. Jojo je spavao tokom (*po) priredbe.

Jojo est dormi pendant (sur) spectacle

Jojo dormait pendant le spectacle.

Mais si le serbe possède la préposition tokom, comment justifier la raison d’être de po ? La réponse est simple : cette préposition indique que l’entité temporelle dont on parle est conçue comme non bornée. On fait abstraction de son commencement et de sa fin, parce qu’ils ne sont pas pertinents. Et lorsqu’on dit Moja beba je spavala po kisi (Mon bébé dormait et il pleuvait), on ne sait pas si le bébé s’est endormi quand la pluie a commencé à tomber ou après, et on ne sait non plus quand il s’est réveillé : tout ce qu’on communique, c’est que le bébé dormait pendant une certaine période qui coïncide avec la période où la pluie tombait.

Ainsi, la préposition po (et non la préposition tokom) est le choix idéal dans la phrase suivante, où le mauvais temps n’est pas représenté comme un événement borné, dont on connaît le commencement et la fin, mais comme un phénomène temporellement indéterminé (en fait, c’est une constatation sur les conditions météorologiques) :

  1. Moja beba je nervozna polosem vremenu.

Mon bébé est nerveux sur mauvais temps

Mon bébé est nerveux quand/chaque fois qu’il fait mauvais.

Cela signifie que le mauvais temps rend l’enfant nerveux et non que l’enfant devient agité dès que le mauvais temps commence et qu’il se calme dès que le temps redevient beau.

Notons que, dans les phrases où le prédicat impose une lecture spatiale, l’emploi de po est impossible. Comparons les exemples (37) et (38) :

  1. Po velikom suncu, ostajem uhladu.

Sur grand soleil reste dans ombre.

Quand le soleil est très fort, je reste à l’ombre.

  1. *Suncali smo se po suncu.

Pris les bain de soleil sommes poss. sur soleil

Nous avons pris des bains de soleil et le soleil brillait.

Il est clair qu’on ne peut pas prendre de bain de soleil sans être physiquement exposé au soleil. Donc, la phrase (39), qui est dans une grande mesure pléonastique, peut avoir uniquement une interprétation spatiale et on doit y employer na :

  1. Suncali smo se na suncuCette phrase est redondante mais elle est sémantiquement et grammaticalement correcte..

Pris les bain de soleil sommes poss. sur soleil

Nous avons pris les bains de soleil (au soleil).

Reste quand même une règle : po peut être utilisé (même dans le sens temporel) uniquement avec des entités qui, quoiqu’elle durent dans le temps, ont des caractéristiques physiques saillantes. Ainsi, on peut sentir la chaleur du soleil sur sa peau ou les gouttes de la pluie sur sa tête. Mais avec la tempête, par exemple, on ne peut jamais employer po. La tempête doit être considérée plutôt comme un vrai événement (entité temporelle), avec des bornes stables et sans partie physique. C’est pourquoi, dans l’exemple (41), on emploie la préposition tokom :

  1. Tokom / *po oluje palo je drvo.

Pendant/sur orage tombé est arbre

Pendant l’orage un arbre est tombé.

A ce point de notre travail il est grand temps d’avoir recours à la catégorie ontologique relative au temps qu’on a appelée la durée ou l’intervalle temporel (cf. chapitre 3). Rappelons que les événements liés par pendant ou dans peuvent co-exister dans le temps sans aucune dépendance méréologique entre eux. Cela est possible grâce à l’existence de la durée, c’est-à-dire du laps de temps durant lequel se produit une éventualité. Rappelons que la catégorie de la durée n’est pas autonome d’un point de vue ontologique, mais elle est dépendante de l’éventualité. Donc, les prépositions temporelles dénotent en fait les relations entre les durées des éventualités. Elles entretiennent donc trois types de relations :

  • La relation d’inclusion désignée par les prépositions pendant et durantx doit se produire (cf. chapitre 5 ; 5.6.2) soit sur la totalité de la durée de y (mais pas au au-delà), soit sur une partie de la durée de y. Donc, la notion pertinente est la notion de la localisation totale : WLxy= df z (Pzy Lxz).
  • La relation de recouvrement temporel, exprimée en français par les prépositions lors de/au moment de. Rappelons que (cf. chapitre 5, § 5.6.1) tout ce que l’usage de ces deux prépositions garantit, c’est qu’il y a au moins une partie de la région de y où une partie de l’éventualité e est localisée. Donc, la notion pertinente est celle de la localisation générique : GLxy = zw (Pzx Pwy Lzw).
  • La relation de la succesion, désignée par les prépositions avant/après, basées sur la notion de précédence.

La première relation est en serbe dénotée par la prépositions tokom (pendant) et parfois par la préposition u (dans), la troisième par les prépositions pre/posle (avant/après) ou les prépositions ispred/iza (devant/derrière), la deuxième, par l’emploi temporel de la préposition po. Mais il faut souligner ici que l’emploi de po n’exclue pas par défaut la possibilité que x inclut y ou vice versa. A titre d’exemple, le bébé a pu s’endormir avant le commencement de la pluie et se réveiller après sa fin ou bien il a pu s’endormir une fois que la pluie s’est déjà mis à tomber et se réveiller avant sa fin. Donc, répétons encore une fois que la relation qui définit le mieux l’emploi temporel de la préposition po est la relation de localisation générique. Ajoutons que l’on pourrait peut-être dans ce cas utiliser aussi la notion de recouvrement (Oxy =dfz (Pzx  Pzy)), mais elle n’est pas convenable ici, vu qu’il ne s’agit pas de relations entres des éventualités, mais entre leurs durées.

Répétons-le : à notre avis, lorsqu’on dit Moja beba je spavala po kisi (Mon bébé dormait pendant qu’il pleuvait), la relation entre la durée de la première éventualité (dormir) et la durée de la deuxième éventualité (pleuvoir) est celle de coïncidence partielle. Dans cet énoncé, les bornes des deux éventualités ne sont pas du tout pertinentes : on a deux continuités qui se recouvrent. Bien évidemment, les éventualités sont en réalité bornées, mais les bornes ne sont pas pertinentes et on en fait abstraction.

La même opposition est illustrée par les exemples suivants :

  1. Setamo se po lepom vremenu.

Promenons se sur beau temps.

Nous nous promenons quand il fait beau.

  1. Setamo se tokom pauze.

Promenons se pendant pause

Nous nous promenons pendant la pause.

Observons maintenant un autre cas d’usage non-spatial de po. Il s’agit de phrases du type :

  1. Dusan je dao gol po utakmici.

Dusan est donné but sur match

Dusan a marqué un but par match.

Cette phrase ne signifie pas que Dusan a marqué un but pendant la durée du match. Le match est bel et bien un événement dont la durée est bornée (E2) et marquer un but un achèvement (E1). Donc E2 englobe E1. Pour exprimer cette relation (Dusan a marqué un but pendant la durée du match), la préposition tokom doit être employée :

  1. Dusan je dao gol tokomutakmice.

Dusan est donné but pendant match

Dusan a marqué un but pendant le match.

Cependant, l’exemple (44) est quand même acceptable, mais avec un autre sens. En effet, comme le montre la traduction française, il s’agit de l’idée de distribution régulière (dans tous les match où il a joué, Dusan a marqué un but). Comment est-elle obtenue ? On a ici un conflit entre le sémantisme de la préposition po (dynamique, continu) et le lexème utakmica (match) qui est un événement borné. Une des façons de les réconcilier est de supposer que la combinaison po + lexème au génitif singulier ne réfère pas à un événement particulier, mais à une multitude d’événements liés par une certaine caractéristique. De cette manière la multitude d’événement est vue comme une continuité. Ajoutons que, dans les langues slaves, il existe un préfixe po qui marque la distribution régulière. A titre d’exemple, zatvarati prozor = fermer la fenêtre ; pozatvarati prozore = fermer TOUTES les fenêtres.

Notons que si on veut exprimer qu’il y a une certaine relation temporelle entre deux éventualités sans préciser laquelle, on emploie en serbe la préposition na (on analysera en détail cet usage de na au chapitre 7) :

  1. Dusan je dao gol na utakmici Zvezda-Partizan.

Dusan est donné but sur match Zvezda-Partizan

Dusan a marqué un but lors du match Zvezda-Partizan.

Notes
123.

Cf. chapitre 2.

124.

Cf. chapitre 2.