6.3.3 - La lecture temporelle et le présent non-référentiel

Un autre phénomène est lié à po temporel. Si les phrases où le complément temporel est introduit par po sont au présent, il est normalement interprété comme un présent générique. Nous aimerions comprendre pourquoi. Mais disons d’abord quelques mots du présent en serbe.

Le présent imperfectif est le temps central dans le système des temps verbaux du serbe. Si on lui applique la taxonomie de Reichenbach (1947) dans laquelle tout temps verbal est défini par trois paramètres (trois points sur l’axe temporel), on obtient son sémantisme de base : S,R,E 126 .

Avant de passer à l’opposition entre les deux types du présent, nous aimerions expliquer l’existence de l’adjectif imperfectif. En fait, il s’agit du présent des verbes imperfectifs : l’opposition verbe imperfectif : verbe perfectif est due au fait que l’aspect est encodé morphologiquement en serbe, soit par des préfixes, soit par des infixes : ainsi on a des paires comme citati (lire imperfectif), pro-citati (lire perfectif), otv-ara-tii (ouvrir imperfectif), otv-ori-ti (ouvrir perfectif), etc. Le présent des verbes perfectifs, comme nous l’avons montré dans nos travaux (Asic, 2000), a des usages très spécifiques et ne peut jamais dénoter une action qui a lieu au moment de la parole (Asic, 2000). Mais nous ne parlerons ici que des usages du présent imperfectif.

Dans son usage fondamental, il dénote l’actualité :

  1. Dusan brzo jede svoj rucak. (Uskoro ce da zavrsi).

Dusan vite mange son déjeuner (Bientôt veut que terminer)

Dusan est en train de manger vite son déjeuner. (Il va bientôt terminer).

Dans les grammaires du serbe, on dit que le présent y est employé référentiellement (Stanojcic-Popovic, 1998). Mais il peut aussi être employé non-référentiellement (de manière générique) pour dénoter une éventualité qui n’est pas actuelle mais qui est en général vraie dans le présent compris au sens large (elle peut se répéter dans l’actualité) :

  1. Dusan rado jede breskve.

Dusan souvent et avec plaisir mange pêches

Dusan aime bien manger des pêches.

  1. Taj autobus prolazi pored moje kuce.

Cet autobus passe à côté ma maison

Cet autobus passe à côté de ma maison.

On notera qu’en l’absence de marqueurs linguistiques (comme rado dans (48)), l’interprétation du présent dépend du contexte : ainsi, si pendant que le locuteur prononce (49), l’autobus passe devant sa maison, le présent y est employé référentiellement. Mais dans une situation différente, l’interprétation change.

Ajoutons que le présent imperfectif a aussi d’autres emplois en serbe : il peut être employé interprétativement (l’opposition usage descriptif/usage interprétatif est introduite au chapitre 2). Cela signifie qu’il peut dénoter le passé 127 ou le futur 128 (voir aussi Asic, 2000). Mais cela n’est pas pertinent ici.

Passons maintenant à la relation entre po temporel et le présent non-référentiel. La première interprétation qui vient à l’esprit d’un énoncé du type Moja beba Dusan spava po kisi est qu’il s’agit d’un présent non référentiel. Le locuteur explique que son bébé aime ou a l’habitude de dormir lorsqu’il pleut. A l’inverse, la première interprétation de l’énoncé Moja beba spava na kisi est que l’éventualité a lieu hic et nunc.

Une question logique se pose alors : l’interprétation non-référentielle du présent est-elle la conséquence de l’emploi temporel de po ? Afin d’y répondre, nous allons observer un autre exemple où le complément temporel est introduit par une ‘«’ ‘ vraie ’» préposition temporelle ou bien il est un ‘«’ ‘ vrai »’ adverbe temporel :

  1. Moja beba spava posle kise/ popodne/ u pet.

Mon bébé dort après pluie/ après midi/ dans cinq

Mon bébé dort après la pluie/l’après midi/ à cinq heures

Les locuteurs serbes considèrent également le présent dans ces énoncés comme non-référentiel (ils disent : ce sont des assertions sur ce qui se passe d’habitude) quoique l’interprétation à S ne soit pas exclue. Mais nous avons le sentiment linguistique qu’il faut dans ce cas expliciter qu’il s’agit de maintenant :

  1. Moja beba spava sadaDans ces énoncés maintenant est prosodiquement accentué., posle kise/ popodne/ u pet.

Mon bébé dort maintenant, après pluie/ après midi/ dans cinq

Mon bébé dort maintenant, après la pluie/l’après midi/ à cinq heures

La même chose vaut pour l’exemple (31) : on peut imaginer une mère en train de regarder son bébé dormir alors qu’il pleut dehors, qui prononce cette phrase. Mais, dans ce cas, elle dirait plus probablement :

  1. Gle! Pada kisa a moja beba spava.

Tient! Tombe pluie et mon bébé dort

Tient ! Il pleut et mon bébé dort.

De cette manière, la pluie est actualisée comme un phénomène qui se déroule devant les yeux du locuteur. On reviendra sur ce point lorsqu’on analysera la situation en bulgare.

Disons que l’interprétation E se produit à S peut être totalement exclue par certains adverbes temporels tel que souvent, rarement, toujours,etc. :

  1. Moja beba spava cesto / retko / uvek/ ponekad .

Mon bébé dort souvent / rarement/ toujours/ parfois

Mon bébé dort souvent / rarement / toujours/parfois.

L’explication est que ces adverbes communiquent que l’éventualité se répète à certains intervalles (réguliers ou irréguliers), ce qui est incompatible avec le présent référentiel à S.

On peut donc en conclure que l’interprétation du présent dans les phrases avec po temporel n’est pas due à la nature spécifique de cette préposition : il s’agit d’une tendance générale à considérer les énoncés avec des compléments temporels (autres que le déictique maintenant qui dénote explicitement S ou des compléments portant explicitement sur le passé ou le futur) comme des cas du présent non référentiel (voir aussi Asic, 2003).

Notes
126.

S = le moment de la parole, R = le point de référence, E = le moment de l’éventualité.

127.

Un exemple :

Ulazi Pera u kucu i dere se : « Zeno! »

Entre Pera dans maison et hurle se : « Femme! »

Pera entre chez lui et hurle : «  Femme ! »

128.

Un exemple :

Sutra putujem u Francusku.

Demain pars dans France

Je pars demain en France.