6.4.2 - Le cas du bulgare

6.4.2.1 - L’opposition défini/indéfini

Jusqu’à présent, on a beaucoup parlé de l’opposition conceptuelle et linguistique massif/comptable. Le temps est venu d’en introduire une autre, tout aussi essentielle. Il s’agit de l’opposition defini/indefini 131 .

Normalement, dans les grammaires, on parle de l’article défini (en français le, la, les) vs l’article indéfini (en français, un, une, des) et on explique que l’article défini est historiquement dérivé du démonstratif et qu’il précède le nom dénotant une entité qui est déjà connue du sujet parlant et du destinataire. Mais l’opposition en question mérite d’être examinée en détail.

Dans son livre de 2001, Allan range les articles parmi les quantificateurs. Cependant, il insiste sur le fait suivant : bien que les articles the, a, some soient des quantificateurs, la quantification n’est qu’incidentale à leur fonction primaire. La fonction de the est de marquer l’identifiabilité du réfèrent. Le défini indique une référence prête à être identifiée. La fonction des articles indéfinis est d’indiquer que l’article défini ne peut pas être appliqué (Allan, 2001, 448).

L’article défini a aussi deux usages particuliers : le générique et l’espèce (kind)(Chierchia, 1998, 371). Nous empruntons quelques exemples à Chierchia :

  1. The tiger is rare.

Le tigre est rare.

  1. The tiger roars.

Le tigre rugit.

Cependant, toutes les langues n’ont pas les moyens d’indiquer la définitude (definiteness). Par exemple, les langues slaves n’ont pas de déterminants qui expriment l’opposition défini/indéfini. En effet, les noms comptables peuvent y apparaître sans aucun déterminant en position d’argument. De plus, ils peuvent avoir l’interprétation définie et indéfinie, comme le montre l’exemple suivant :

  1. U mojoj sobi su sedelidecak i devojcica. Prisao sam decaku.

Dans ma chambre sont assis garçon et fille. Abordé suis (au) garçon

Dans ma chambre un garçon et une fille étaient assis. J’ai abordé le garçon.

Quant à la lecture générique et de type, on utilise, respectivement, dans les langues slaves, le pluriel et le nom sans aucun modificateur

  1. Tigrovi su retki.

Tigres sont rares.

Les tigres sont rares.

  1. Tigar rice.

Tigre rugit.

Le tigre rugit.

Il existe néanmoins dans les langues slaves deux exceptions à cette absence d’article générique : il s’agit de deux langues slaves du sud, le bulgare et le macédonien. L’existence de l’article dans ces deux langues est une influence du grec, grâce aux contacts linguistiques 132 entre les peuples des Balkans. En effet, en grec (langue indo-européenne isolée), l’article est obligatoire dans les syntagmes nominaux, sauf dans le cas des noms abstraits. De plus, on observe dans cette langue une tendance à post-poser les déterminants (mais pas les articles : on dit to bibleio (le livre)). Pour mon livre on dit to bibleio mou (le livre mon) (Foundalis, 1996)).

Ainsi, l’article défini existe en bulgare et en macédonien et ce n’est pas un mot indépendant (comme le) mais un morphème suffixé (Bontcheva, 1999). De plus, il ne modifie pas seulement les noms mais aussi les adjectifs et les pronoms et il change de forme selon le genre et le nombre. Ainsi, on a en bulgare : a/ut pour le masculin singulier (stol-a/stol-ut : la chaise), ta pour le féminin singulier (zena-ta : la femme), to pour le neutre singulier (slunce-to : le soleil), te pour le pluriel masculin et féminin (voinici-te : les soldats, zene-te : les femmes), ta pour le pluriel neutre (sela-ta : les villages). Ajoutons qu’en bulgare, il n’y a pas d’équivalent à l’article indéfini (un, une en français), mais qu’il est parfois possible d’employer les formes du nombre cardinal un (par exemple : edan student = un étudiant).

Il est possible d’avoir des phrases où les noms apparaissent sans article :

  1. Marija imase dete ot predisen brak. Asen sasto imase dete od predisen brak.

Marie avait enfant de précédent mariage Asen aussi avait enfant de précédent mariage

Marie avait un enfant de son mariage précédent. Ase, lui aussi, avait un enfant de son mariage précédent.

Notes
131.

C’est l’opposition grammaticale entre the et a en anglais, ou en français entre le et un.

132.

La Bulgarie, la Macédoine sont des pays voisins de la Grèce et il y a beaucoup de contacts entre leurs peuples depuis des siècles.