6.4.2.3 - Un cas de coercion ?

La question qui se pose alors est celle d’une éventuelle polysémie du mot pluie : dans les exemples ‘«’ ‘ temporels ’», on aurait pluie1 où il désigne le phénomène météorologique de précipitations et dans les exemples ‘«’ ‘ spatiaux ’», on aurait pluie2 où le même lexème désigne l’événement temporel. A notre avis, ce n’est pas nécessaire. On peut se passer de la notion de polysémie en acceptant l’hypothèse de Pustejovsky (1995) selon laquelle le lexique est génératif : comme on l’a expliqué au chapitre 2, selon cet auteur, les mots peuvent avoir un nombre potentiellement indéfini de sens en contexte, tandis que le nombre de sens dans le lexique reste limité.

Ainsi, on peut tout simplement considérer que ce lexème (pluie) possède dans sa structure sémantique (ses qualia) la notion de la durée qui est activée dans certains contextes (au sens générativiste 134 ). C’est d’ailleurs pourquoi on peut dire avant/après la pluie. D’ailleurs, la pluie est plus un événement qu’un objet (voir la définition de l’un et de l’autre chez Casati & Varzi 1999, 172), mais elle a quand même certaines caractéristiques des objets : ses parties constituantes, les gouttes d’eau, sont des objets qu’on peut percevoir. En cela, elle diffère d’entités comme la tempête ou l’orage.

Dans le cas non marqué, avec la préposition na et des verbes spatialement dynamiques, la nature physique de la pluie est mise au premier plan (sa temporalité est, disons-le, marginalisée). Dans le cas marqué, à cause du dynamisme de la préposition po qui présuppose l’écoulement du temps, on fait abstraction de sa nature matérielle : elle est interprétée comme une durée où a lieu un événement. La relation de coïncidence temporelle vaut dans ce cas entre a) l’intervalle non borné où le processus statique a lieu et b) l’intervalle non-borné où il pleut.

Si l’on suit la théorie de Pustejovsky (1995), on peut se demander de quel mécanisme génératif il s’agit ici. Cela n’est certainement pas un cas de coercion, i.e. l’opération sémantique qui convertit un argument d’un certain type syntaxique au type qui est donné par sa fonction pour éviter d’obtenir comme résultat une erreur de type (a type error result, Pustejovsky, 1995, 107). Par exemple, le nom devient un syntagme prédicatif, car c’est la fonction que demande le verbe 135 . Voilà pourquoi on peut dire : He has finished the book (il a fini le livre), sans expliciter le verbe (lire) (l’argument typique du verbe to finish — finir— est un groupe verbal et non un groupe nominal). Grâce à ce mécanisme, les mots peuvent prendre un nombre potentiellement infini de sens selon le contexte, réduisant ainsi le nombre de sens stockés dans le lexique. Rappelons que, dans le chapitre précédent, nous avons analysé la coercion dans les prépositions spatio-temporelles.

Passons à une hypothèse qui semble logique : on pourrait considérer que la préposition po (dans le cas du serbe) ou l’absence de l’article (en bulgare), responsables de la lecture temporelle, exercent une sorte de coercion sur des SN comme mrak, sunce, tumno (obscurité, soleil, obscurité). Plus précisément, on peut imaginer que ces entités spatiales, grâce au mécanisme de coercion, deviennent des entités temporelles. Or, il faut se rendre compte que le changement sémantique effectué avec po n’est pas du tout de même nature que le changement de type dans le cas des prépositions avant et après 136 .Notons qu’à la différence de prépositions comme avant et après,la préposition po ne peut jamais avoir comme argument un SV (en français on a avant que, après que) et ne joue jamais le rôle de conjonction 137 . Donc, les arguments de po ne changent jamais de type dans le sens où un SN deviendrait un SV. De plus, la préposition po n’effectue pas le changement à elle seule. Elle le fait lorsqu’elle est utilisée avec des verbes spatialement statiques.

Quant à l’absence d’article, elle ne peut pas non plus transformer un SN en SV. Donc ici l’argument reste un SN, mais son interprétation change. Ce qui reste consistant avec les principes du Lexique Génératif, c’est que les mots en question doivent avoir dans leur structure de qualia la possibilité d’être interprétés comme des entités temporelles. En fait, l’opération sémantique que nous analysons ici est plus proche (mais pas identique) à ce que Pustejovsky (1995) appelle le liage sélectif (selective binding)et qui explique la polysémie des adjectifs. L’adjectif est capable de faire une interprétation sélective d’une expression qui fait partie des qualia (cf. chapitre 2) de la tête lexicale du SN. C’est ainsi que l’on obtient, par exemple, les différents sens de l’adjectif grand : grand homme, grande valise, grande chanteur, grande fille, etc. Donc le sens de grand est déterminé par la sémantique (par les qualia) des substantifs qu’il modifie. De même, dans le cas de phrases prépositionnelles (dont la tête est une préposition et l’élément dépendant un substantif), l’interprétation du substantif dépend de la préposition qui le commande. A notre avis, c’est la préposition ou la présence/absence de l’article qui active un certain quale de l’ensemble de qualia que le mot possède.

Notes
134.

On pense au contexte purement linguistique, aux mots qui se trouvent dans la même phrase.

135.

A titre d’exemple : Axel aime les romans. Dans cette phrase, grâce à la coercion, le groupe nominal les romans est élevé au statut de prédicat (ou de syntagme verbal) : il signifie lire les romans. C’est possible parce que le verbe aimer demande comme argument un groupe verbal.

136.

Dans ce cas, on a des NP (comme une délicieuse tasse de chocolat chaud) qui jouent le rôle de VP (après avoir bu une délicieuse tasse de chocolat chaud.)

137.

On peut par dire : Moja beba spava po pada kisa (Mon bébé dort po pluie tombe). On dit Moja beba spava KADA pada kisa (mon bébé dort quand pluie tombe).