7.1.1.2 - Pendant et durant spatiaux

Passons à pendant et durant. Rappelons que ce sont des prépositions quasi-absolument temporelles, qui servent à insister sur la durée des éventualités. Leurs compléments sont donc en général les entités temporelles : les périodes ou les éventualités. On les définit avec la notion de la localisation totale.

On a vu, au chapitre 5, deux cas où les compléments ne sont pas de ce type. Il s’agissait des constructions pendant cette rumeur et durant les efforts d’après-guerre. Cependant les compléments ici ne sont pas non plus spatiaux et leurs emplois représentent un cas de la coercion. Ceci dit, pendant cette rumeur peut être interprété comme pendant qu’on propageait cette rumeur, et durant les efforts d’après-guerre comme durant les efforts que l’on faisait après la guerre.

Cependant, dans notre corpus, nous avons trouvé des contre-exemples pour la nature strictement temporelle de ces deux prépositions, à savoir des phrases où pendant et durant sont employés avec des arguments spatiaux. Observons quelques exemples :

  1. Nous ne nous sommes arrêtés qu’après les avoir poursuivis pendant plus de cinq lieues. (Sous les tilleuls, Alphonse Karr Tous les exemples sont tirés du Corpus SILFIDE qui ne donne pas la numérotation des pages.)
  2. Le lendemain Rastignac s’habilla tout élégamment, et alla, vers trois heures de l’après-midi, chez Madame de Restaud en se livrant pendant la route à ces espérances étourdiment folles qui rendent la vie des jeunes gens si belle. (Le Père Goriot, Honoré de Balzac)
  3. Eugène resta silencieux pendant une partie de chemin. (Le Père Goriot, Honoré de Balzac)
  4. Entre Massa et Pietra Santa, où la route traverse pendant plusieurs lieues de forets d’olivier, vous croiriez voir l’Elysée de Virgile. (Récit des temps Mérovingiens, Augustin Thierry)
  5. … des pelures d’épiderme larges comme des écus de trois francs, et qu’avait enflammées le grand air pendant la route, ce qui marbrait un peu de plaques roses toutes ces grosses faces blanches épanouies. (Madame Bovari, Gustave Flaubert)
  6. Ils marchaient, dans la boue jusqu’aux genoux, pendant neuf ou dix kilomètres. (Le Monde, 1996)
  7. Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n’aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les ménagements savants d’un dialogue de province. (Le Rouge et le Noir, Stendhal)

Ajoutons néanmoins que les exemples avec durant spatial sont loin d’être aussi nombreux, peut être à cause de la transparence sémantique de cette préposition : durant est même en français moderne le participe présent du verbe durer. C’est d’ailleurs pourquoi durant peut être placé après son régime : votre vie durant. Voici le seul exemple de durant spatial que nous avons trouvé dans notre corpus :

  1. Durant le trajet la moitié de tes gens désertèrent. (Récit des temps Mérovingiens, Augustin Thierry)

Comment justifier ce type d’usage ? Il est clair que (sauf pour pendant deux cents pages) les noms en question désignent un espace physiquement parcouru (route, chemin) ou des unités de mesure spatiale (kilomètre, lieue). Ceci dit, le temps ici n’est pas mesuré en heures et en minutes, mais en kilomètres parcourus. Par analogie, dans les autres exemples, l’idée du temps est suggéré par la nature des entités qui sont des trajets. L’écoulement du temps n’est pas explicité linguistiquement, mais il est présupposé, il est donné par la signification de la phrase. Cela s’explique très facilement par le fait que tout mouvement linéaire présuppose non seulement le changement de la position mais aussi l’écoulement du temps. Autrement dit, on ne peut pas concevoir le déplacement dans l’espace (ou tout autre type de changement) sans l’écoulement du temps.

Dans cette mesure, pendant les kilomètres ou pendant le chemin sont des compléments de temps (ou, plus précisément, de la durée temporelle) et non de lieu. La preuve en est que la question qu’on pose pour avoir une réponse comme J’ai couru pendant cinq kilomètres n’est pas : Où as-tu couru ? ou Jusqu’où as-tu couru ?, mais plutôt : Pendant combien de temps as-tu couru ?

Quant à l’exemple parler pendant deux cents pages, manifestement, les pages ne sont pas ici seulement des parties d’un livre (objet physique), mais aussi des unités spatiales qu’on parcourt avec les yeux. Ajoutons qu’ici on pourrait dire qu’il s’agit d’une métaphore à la Fauconnier 146   : le récit devient un trajet qu’on parcourt. Plus simplement, cet exemple s’explique par le fait que la lecture est un processus duratif 147 .

Essayons maintenant d’expliquer cette impossibilité en analysant le sémantisme de ces deux prépositions. Comme on l’a vu au chapitre 5, il est basé sur la notion de la localisation totale. Or, dans le domaine spatial, il existe déjà la préposition dans qu’on peut définir en se servant de la notion de R-localisation : xdansy = dfRINxy (x est dans y est égal par définition à x est dans-R y). La R-localisation offre beaucoup plus de possibilité pour les différents types de relation être dans (par exemple, les fleurs peuvent être complètement ou partiellement dans un verre). Il semble que l’opposition localisation générique – localisation totale est plus pertinente dans le domaine du temps que dans le domaine de l’espace.

Notes
146.

Sur la théorie de Fauconnier (1984), connue sous le nom d’espaces mentaux, voir le chapitre 8.

147.

Les beaux-arts (les arts plastiques) sont d’une nature différente car leur réception ne demande pas de temps : on peut appréhender et admirer tout un tableau avec un seul regard. C’est pourquoi on ne peut pas dire *pendant la première partie de l’image/tableau/sculpture. Bien évidemment, comme dans le cas de l’opposition massif/comptable, tout est relatif et il ne s’agit que de notre façon de voir et de classer les choses. Si le tableau est un triptyque, on peut regarder d’abord sa première partie, ensuite la deuxième et enfin la troisième.