Avant de passer à la section suivante de notre travail, nous avons décidé de mentionner une autre opposition sémantique, celle de pendant vs pour temporel 151 . En effet, dans certains cas, pour remplace obligatoirement pendant. On verra que le choix de la préposition dépend non seulement de la référence temporelle du verbe, mais aussi de la finalité que ce verbe implique. Observons un exemple où pour est employé à la place de pendant :
En fait, ce que la deuxième phrase veut dire, c’est que Fred sera absent pendant deux semaines. Or, chose curieuse, pendant n’est pas acceptable ici :
La question est de savoir pourquoi. Avant de répondre nous voudrions rappeler qu’en français, la préposition pour avec l’infinitif sert à exprimer la finalité et qu’elle est synonyme de la conjonction afin de. En voici un exemple :
Dans cette phrase, pour gagner de l’argent est manifestement un complément de but. La notion de but semble être également présente dans la phrase Fred est parti pour deux semaines, car celle-ci sous-entend que Fred est parti avec l’intention de rester deux semaines. Mais la notion de but ne peut pas expliquer l’impossibilité d’employer pendant dans l’exemple (10). Afin de répondre à cette question nous avons besoin de la notion d’intervalle borné.
Considérons maintenant l’exemple (12) :
Elle signifie, tout simplement, que Fred n’était pas là durant une période de deux semaines. Il est clair que cette proposition est située dans le passé, donc l’éventualité est déjà réalisée. Par conséquent, elle est bornée des deux côtés et égale à un intervalle. Rappelons que, dans le cas de depuis,l’éventualité est bornée seulement à gauche et qu’à droite, elle peut rester ouverte et dépasser S ou bien être bornée par jusqu’à.
Comme on l’a montré au chapitre 5, depuis ne peut généralement pas être remplacé par pendant :
Donc on peut, dans une certaine mesure, considérer l’emploi spécifique de pour temporel comme l’équivalent de depuis. La question est alors de savoir en quoi ils diffèrent.
Revenons aux exemples (9), (12) et (13) :
L’intervalle borné par E1 et E2 est la durée temporelle de partir pour deux semaines. Cette éventualitécommence à E1, qui est situé dans le passé et finit à E2, qui est situé dans le futur et donc qui est non actualisée. Il est clair que Fred n’est pas encore rentré au moment de la parole et qu’il peut (il y a une possibilité pour lui de) prolonger ou raccourcir son absence, comme en (16) :
Si on remplace le passé composé par le passé simple, le sens ne change pas mais la perspective change :
On est transporté à une époque indépendante de S dans laquelle Fred était parti avec l’intention de rester deux semaines. L’intervalle se trouve entièrement dans le passé mais la borne droite reste non- actualisée. Revenons à l’exemple (12) (reproduit ici sous (18)):
L’intervalle est borné par E1 et E2. La durée temporelle de l’état être absent deux semaines commence à E1 et finit à E2, qui sont tous les deux situés dans le passé. Donc, ce que cette phrase implique est que Fred est déjà rentré au moment de la parole et qu’une rectification comme celle de (16) n’est pas possible :
Il n’est pas étonnant qu’on puisse employer le passé simple ici :
Passons à l’exemple (13) (reproduit ici sous (21)) :
L’intervalle est borné seulement par E1. La durée temporelle de l’état être à Genève a commencé deux semaines avant le moment de la parole (ou un autre moment auquel on se réfère) mais l’état n’est pas encore fini et est valable à S et après S. Il n’y a aucune indication sur la longueur de l’intervalle.
Donc, la différence entre depuis et pour est que, dans le cas du premier, on connaît seulement la borne gauche et la durée de l’éventualité jusqu’au moment de la parole et que la longueur de la durée va (ou peut aller) à l’infini, alors que, dans le cas du second, on connaît les deux bornes et, partant, la longueur de l’intervalle, mais la borne droite n’est pas actualisée.
Ajoutons qu’il y a encore une différence entre pendant 152 et pour temporel : la première préposition va avec les éventualités atéliques (les états et les activités), tandis que la deuxième est utilisée uniquement avec les achèvements d’un certain type sémantique. Le verbe désigne un mouvement d’éloignement spatial de S (partir, s’en aller, s’enfuir). Dans l’exemple (15), le passé composé peut être remplacé par le passé simple sans aucun changement du sens.
Observons maintenant s’il existe ce qu’on pourrait appeler un pour spatial équivalent à pour temporel. Par analogie avec la phrase Ils marchaient pendant des kilomètres, imaginons la phrase suivante :
Manifestement cette phrase sonne très bizarre, voir absurde en français. Mais qu’est-ce qu’elle pourrait signifier ? Peut-être Fred est-il parti avec l’intention de rester le temps de parcourir les deux mille kilomètres ou qu’il est parti à un endroit éloigné de deux mille kilomètres. Cependant, il est clair que, dans le cas de pour,on ne peut pas utiliser un régime spatial pour obtenir le sens temporel, comme dans le cas de pendant des kilomètres.
Nous avons décidé de parler de cette opposition ici et non au chapitre 5. Cette décision a plusieurs motivations : pour n’est pas une préposition temporelle sui generis. De plus, c’est ici qu’on va tester s’il existe un pour spatial équivalent à pour temporel, et c’est ici qu’on va effectuer l’analyse contrastive (il s’agit de vérifier si cette opposition pendant vs pour temporel existe dans les autres langues que nous examinons).
Rappelons le deuxième test linguistique que propose Vendler (1957) pour distinguer les classes aspectuelles : celui de en/pendant. Il se trouve que les énoncés dont les prédicats sont des états ou des activités répondent à la question Pendant combien de temps ?, tandis que les énoncés dont les prédicats sont des accomplissements ou des achèvements répondent à la question En combien de temps ? :
Ted a couru pendant une demi-heure (activité)
Marvin a été fâché pendant toute la soirée. (état)
Ted a fait le gâteau en vingt minutes (accomplissement)
Dans son rêve, Marvin a atteint le sommet du Kilimandjaro en trois secondes. (achèvement)