Dans cette section, nous examinons les équivalents de pendant français dans les autres langues que nous analysons dans cette thèse. Les résultats sont les suivants : toutes ces langues, sauf le kikuyu, ont une préposition temporelle équivalente à pendant, à savoir une préposition qui insiste sur la durée d’une éventualité tout au long d’une période bornée
Ainsi, en anglais, on a during, en serbe tokom, en swahili wakati, en japonais aida, en arabe le modat et en louo moromo.
Ajoutons qu’en anglais, au lieu de during, on emploie dans certains cas la préposition through (son sens spatial est à travers) et on peut citer, à titre d’exemple, right through his life (pendant toute sa vie). Au lieu de during on peut aussi employer la préposition over (son sens spatial est grosso modo : au dessus de + continuité) : over the week-end (pendant le week-end), over a period of three weeks (pendant une période de trois semaines).
De même, en serbe, on peut utiliser au lieu de tokom (pendant), la préposition preko (par, de l’autre côté de), qui est, bien évidemment, une préposition spatiale. Ainsi, preko raspusta (littéralement, à travers les vacances) a le même sens que tokom raspusta (pendant les vacances). Nous reviendrons sur cette particularité plus tard dans ce chapitre. Rappelons que, comme on l’a vu au chapitre 6, avec les périodes non-bornées, on emploie la préposition po :
Mon bébé dort po pluie
Mon bébé dort quand il pleut.
Chose intéressante, seul le kikuyu n’a pas de mot spécifique pour pendant qui est généralement traduit comme hindi ya (au moment de).
Au moment fête j’irai Mombassa.
Pendant les fêtes j’irai à Mombassa.
Cela est logiquement acceptable car le sens de pendant n’est qu’un des sens de au moment de : la deuxième préposition subsume la première.
Quant à l’emploi dit ‘«’ ‘ spatial ’» de pendant, il n’y a pas d’isomorphisme entre les langues. Ceci dit, si on observe les traductions de marcher pendant des kilomètres, on obtient les résultats suivants :
En anglais on trouve la préposition for :
Ils marchent depuis des kilomètres.
En effet, la préposition during ne peut pas être employée dans ce cas :
During semble presque inconcevable avec des entités spatiales, à cause de sa transparence : comme durant en français, il renvoie à la durée. Soulignons quand même que la différence entre for et during ne peut pas être expliquée en terme d’opposition espace/temps, car for est également employé avec des compléments du temps :
Abi est ici depuis des jours.
Une première idée est que la différence entre during et for est liée à la relation entre le moment de la parole (S) et le moment de la référence (R) : si S = R, i.e. si l’éventualité est pertinente au moment où on parle, for est employé pour dénoter la durée dans le temps et l’espace. A l’inverse, si S≠R, la préposition during est employée. Voilà pourquoi les temps verbaux dont le sémantisme impose S≠R ne tolèrent pas l’emploi de for spatial. Mais cela n’est une conséquence du fait que during (comme pendant) indique que les deux bornes sont actualisées tandis que for introduit un intervalle non-fermée. Ainsi, dans (27) le séjour d’Abi n’est pas encore terminé.
Enfin, dans la traduction d’un exemple français où on dit pendant la route, afin de pouvoir employer during, on traduit route par journey (voyage) qui est une entité non spatiale :
He kept quiet during the journey.
L’alternative est d’employer la préposition on 153 (sur) avec way (route, chemin), qui désigne une entité spatiale.
Passons au serbe. On peut y avoir une phrase sans préposition :
Marché sont kilomètres- locatif 154
Ils marchaient pendant des kilomètres.
Cette situation est possible grâce au système de cas que possède le serbe : le mot kilometri a le suffixe ima qui est un marqueur de localisation. Cependant, ce n’est pas une règle absolue : on trouve des exemples où tokom (pendant) spatial est obligatoire :
Perdu est beaucoup force pendant premier kilomètre
Il a perdu trop de force pendant le premier kilomètre.
La phrase sans préposition est inacceptable :
Perdu est beaucoup force premier kilomètre
Il a perdu trop de force pendant le premier kilomètre.
La différence entre l’exemple sans préposition (30) et l’exemple où tokom est obligatoire (31) est due à la sémantique des verbes employés : bien que neuf ou dix kilomètres ne soit pas le complément d’objet direct du verbe hodati = marcher (comme dans le cas de preci = parcourir qui demande un objet direct dans sa sous-catégorisation), ce verbe (hodati)demande un complément adverbial sans préposition mais au locatif (kilometr-ima). Quant au verbe izgubiti (perdre), son complément d’objet direct est mnogo snage (beaucoup de force) et l’expression tokom prvog kilometra (pendant le premier kilomètre)est un vrai adjoint circonstanciel, qui situe le prédicat dans le temps.
Passons aux langues bantoues : selon l’intuition des locuteurs du swahili, il est impossible d’employer wakati (pendant) avec un régime spatial. On doit alors remplacer wakati par kwa (pour) ou ni, qui est une postposition locative dont le sens est équivalent à en français. Ainsi, pour pendant la route, on a soit kwa njia (pour route) ou njia-ni (route-à).
Il-passé-finir force beaucoup pour route / route-à
Il a perdu beaucoup de force pendant la route.
Comme en serbe, avec le verbe marcher, on peut aussi avoir un complément sans préposition :
Ils-passé-marcher kilomètres/ pour kilomètres/ kilomètres-à
Ils marchaient pendant des kilomètres.
C’est d’ailleurs la seule possibilité en kikuyu.
Ils -aller-IMP kilometres beaucoup
Ils marchaient pendant les kilomètres.
Cela nous semble parfaitement logique, car rappelons-nous que le kikuyu n’a pas de préposition équivalente à pendant, mais se sert de la préposition hindi ya (au moment de).
De même, en japonais, aida (pendant) ne peut jamais être spatial et, dans la traduction de la phrase Ils marchaient pendant des kilomètres, on n’a pas de préposition :
Ils ‘wa’ déjà bcp de km marchaient
Ils marchaient pendant des kilomètres.
(wa est la particule qui marque le sujet).
En arabe, on n’a pas de préposition dans ce cas :
Marchaient kilomètres
Ils marchaient pendant des kilomètres.
Chose intéressante, en louo, on a trois possibilités : sans préposition, avec moromo (pendant), ou avec mar (pour) 155 :
IMPARFAIT-il-marcher-(pendant/par)-kilometres-plusieurs
Ils marchaient pendant des kilomètres.
Le tableau suivant résume les résultats de l’analyse contrastive que nous venons de présenter :
Français | pendant spatial | pendant temporel |
Anglais | for | for, during |
Serbe | , tokom | tokom |
Swahili | kwa, ni, | wakati |
Kikuyu | | hindi ya (au lieu de tokom (pendant)) |
Japonais | | aida |
Arabe | | le modat |
Louo | moromo, mar (pour), | moromo |
Comme on le verra dans la section 7.2 de ce chapitre, la préposition on a en anglais un très grand nombre d’emplois spatiaux et temporels.
Rappelons qu’en serbe (cf. chapitre 1), il y a sept cas.
Notons que dans cette langue, on peut même se passer de pendant temporel :
N’-o-wuotho-(mar)-saa-achiel
IMPARFAIT-il-march-pendant-heure-une
Ils marchaient pendant une heure.