7.1.3 - La dimension contrastive

7.1.3.1 - Les équivalent de pendant dans les autres langues

Dans cette section, nous examinons les équivalents de pendant français dans les autres langues que nous analysons dans cette thèse. Les résultats sont les suivants : toutes ces langues, sauf le kikuyu, ont une préposition temporelle équivalente à pendant, à savoir une préposition qui insiste sur la durée d’une éventualité tout au long d’une période bornée

Ainsi, en anglais, on a during, en serbe tokom, en swahili wakati, en japonais aida, en arabe le modat et en louo moromo.

Ajoutons qu’en anglais, au lieu de during, on emploie dans certains cas la préposition through (son sens spatial est à travers) et on peut citer, à titre d’exemple, right through his life (pendant toute sa vie). Au lieu de during on peut aussi employer la préposition over (son sens spatial est grosso modo : au dessus de + continuité) : over the week-end (pendant le week-end), over a period of three weeks (pendant une période de trois semaines).

De même, en serbe, on peut utiliser au lieu de tokom (pendant), la préposition preko (par, de l’autre côté de), qui est, bien évidemment, une préposition spatiale. Ainsi, preko raspusta (littéralement, à travers les vacances) a le même sens que tokom raspusta (pendant les vacances). Nous reviendrons sur cette particularité plus tard dans ce chapitre. Rappelons que, comme on l’a vu au chapitre 6, avec les périodes non-bornées, on emploie la préposition po  :

  1. Moja beba spava po kisi

Mon bébé dort po pluie

Mon bébé dort quand il pleut.

Chose intéressante, seul le kikuyu n’a pas de mot spécifique pour pendant qui est généralement traduit comme hindi ya (au moment de).

  1. Hindi ya thiguuku ndari Mombatha.

Au moment fête j’irai Mombassa.

Pendant les fêtes j’irai à Mombassa.

Cela est logiquement acceptable car le sens de pendant n’est qu’un des sens de au moment de : la deuxième préposition subsume la première.

Quant à l’emploi dit ‘«’ ‘ spatial ’» de pendant, il n’y a pas d’isomorphisme entre les langues. Ceci dit, si on observe les traductions de marcher pendant des kilomètres, on obtient les résultats suivants :

En anglais on trouve la préposition for  :

  1. They had been walking for kilometres.

Ils marchent depuis des kilomètres.

En effet, la préposition during ne peut pas être employée dans ce cas :

  1. *They have been walking during kilometres.

During semble presque inconcevable avec des entités spatiales, à cause de sa transparence : comme durant en français, il renvoie à la durée. Soulignons quand même que la différence entre for et during ne peut pas être expliquée en terme d’opposition espace/temps, car for est également employé avec des compléments du temps  :

  1. Abi has been here for days.

Abi est ici depuis des jours.

Une première idée est que la différence entre during et for est liée à la relation entre le moment de la parole (S) et le moment de la référence (R) : si S = R, i.e. si l’éventualité est pertinente au moment où on parle, for est employé pour dénoter la durée dans le temps et l’espace. A l’inverse, si S≠R, la préposition during est employée. Voilà pourquoi les temps verbaux dont le sémantisme impose S≠R ne tolèrent pas l’emploi de for spatial. Mais cela n’est une conséquence du fait que during (comme pendant) indique que les deux bornes sont actualisées tandis que for introduit un intervalle non-fermée. Ainsi, dans (27) le séjour d’Abi n’est pas encore terminé.

Enfin, dans la traduction d’un exemple français où on dit pendant la route, afin de pouvoir employer during, on traduit route par journey (voyage) qui est une entité non spatiale  :

  1. Il resta silencieux pendant la route.

He kept quiet during the journey.

L’alternative est d’employer la préposition on 153 (sur) avec way (route, chemin), qui désigne une entité spatiale.

  1. He kept quiet on the way.

Passons au serbe. On peut y avoir une phrase sans préposition  :

  1. Hodali su kilometr-ima.

Marché sont kilomètres- locatif 154

Ils marchaient pendant des kilomètres.

Cette situation est possible grâce au système de cas que possède le serbe : le mot kilometri a le suffixe ima qui est un marqueur de localisation. Cependant, ce n’est pas une règle absolue : on trouve des exemples où tokom (pendant) spatial est obligatoire :

  1. Izgubio je mnogo snage tokomprvog kilometra.

Perdu est beaucoup force pendant premier kilomètre

Il a perdu trop de force pendant le premier kilomètre.

La phrase sans préposition est inacceptable :

  1. *Izgubio je mnogo snage prvog kilometra.

Perdu est beaucoup force premier kilomètre

Il a perdu trop de force pendant le premier kilomètre.

La différence entre l’exemple sans préposition (30) et l’exemple où tokom est obligatoire (31) est due à la sémantique des verbes employés : bien que neuf ou dix kilomètres ne soit pas le complément d’objet direct du verbe hodati = marcher (comme dans le cas de preci = parcourir qui demande un objet direct dans sa sous-catégorisation), ce verbe (hodati)demande un complément adverbial sans préposition mais au locatif (kilometr-ima). Quant au verbe izgubiti (perdre), son complément d’objet direct est mnogo snage (beaucoup de force) et l’expression tokom prvog kilometra (pendant le premier kilomètre)est un vrai adjoint circonstanciel, qui situe le prédicat dans le temps.

Passons aux langues bantoues : selon l’intuition des locuteurs du swahili, il est impossible d’employer wakati (pendant) avec un régime spatial. On doit alors remplacer wakati par kwa (pour) ou ni, qui est une postposition locative dont le sens est équivalent à en français. Ainsi, pour pendant la route, on a soit kwa njia (pour route) ou njia-ni (route-à).

  1. A-li- maliza nguvu mingi kwa njia / njia-ni.

Il-passé-finir force beaucoup pour route / route-à

Il a perdu beaucoup de force pendant la route.

Comme en serbe, avec le verbe marcher, on peut aussi avoir un complément sans préposition :

  1. Wa-li-tembea kilometre/ kwa kilometre/ kilometre-ni

Ils-passé-marcher kilomètres/ pour kilomètres/ kilomètres-à

Ils marchaient pendant des kilomètres.

C’est d’ailleurs la seule possibilité en kikuyu.

  1. Ma-thi-aga kilomitra nyingi.

Ils -aller-IMP kilometres beaucoup

Ils marchaient pendant les kilomètres.

Cela nous semble parfaitement logique, car rappelons-nous que le kikuyu n’a pas de préposition équivalente à pendant, mais se sert de la préposition hindi ya (au moment de).

De même, en japonais, aida (pendant) ne peut jamais être spatial et, dans la traduction de la phrase Ils marchaient pendant des kilomètres, on n’a pas de préposition :

  1. Karera wa mou nannkiro mo aruiteiru.

Ils ‘wa’ déjà bcp de km marchaient

Ils marchaient pendant des kilomètres.

(wa est la particule qui marque le sujet).

En arabe, on n’a pas de préposition dans ce cas :

  1. Machou kilometraat

Marchaient kilomètres

Ils marchaient pendant des kilomètres.

Chose intéressante, en louo, on a trois possibilités : sans préposition, avec moromo (pendant), ou avec mar (pour) 155  :

  1. N’ -o-woutho – (moromo/mar) -kilomita-an

IMPARFAIT-il-marcher-(pendant/par)-kilometres-plusieurs

Ils marchaient pendant des kilomètres.

Le tableau suivant résume les résultats de l’analyse contrastive que nous venons de présenter :

Tableau 1 : comparaison des différentes langues
Français pendant spatial pendant temporel
Anglais for for, during
Serbe , tokom tokom
Swahili kwa, ni,  wakati
Kikuyu hindi ya (au lieu de tokom (pendant))
Japonais aida
Arabe le modat
Louo moromo, mar (pour),  moromo
Notes
153.

Comme on le verra dans la section 7.2 de ce chapitre, la préposition on a en anglais un très grand nombre d’emplois spatiaux et temporels.

154.

Rappelons qu’en serbe (cf. chapitre 1), il y a sept cas.

155.

Notons que dans cette langue, on peut même se passer de pendant temporel :

N’-o-wuotho-(mar)-saa-achiel

IMPARFAIT-il-march-pendant-heure-une

Ils marchaient pendant une heure.