7.1.3.2 - Les équivalents de pour temporel

Passons maintenant aux équivalents de pour temporel. En anglais dans la traduction de Fred part pour deux semaines, on va employer la préposition for :

  1. Fred is going away for two weeks.

For est idéal ici, car il indique la durée temporelle (ou spatiale, comme on l’a montré précédemment), mais pas à l’intérieur d’un intervalle, comme c’est le cas avec la préposition during.

En serbe dans ce cas, on utilise la préposition na (dont un des sens est équivalent à sur), laquelle est déjà (partiellement) analysée au chapitre 6. Comme on l’a expliqué, na est un marqueur de la catégorie du discret (discretness en anglais). Il désigne le contact de la cible qui est une entité discrète et immobile et du site (à l’opposition de po qui, rappelons-nous, désigne le contact dynamique et avec lequel la cible est obligatoirement une entité continue ou une entité discrète dynamique). Observons l’exemple où na est utilisé dans le sens de pour temporel :

  1. Fred putuje na dve nedelje.

Fred part sur deux semaines

Fred part pour deux semaines.

Ce n’est pas le seul usage temporel de na. Comme on verra dans la suite de ce chapitre, cette préposition connaît beaucoup d’emplois temporels. Cela n’étonne point car — rappelons-nous ce qui a été montré au chapitre 6 — na est facilement utilisé avec des sites qui, ontologiquement, ne sont pas des objets concrets mais des phénomènes naturels, à savoir des entités spatio-temporelles.

Ajoutons que le serbe ne possède pas de préposition de but spécialisée, qui pourrait être employée pour désigner l’intention de s’absenter pendant une période limitée. En revanche, il possède la préposition za, qui dénote la destination, la direction, la fonction : poklon za Abi (le cadeau pour Abi), voz za Pariz (le train pour Paris), casopis za decu (la revue pour les enfants), tecnost za staklo (le liquide pour les vitres), masina za ves/machine pour linge (la machine à laver). On pourrait donc s’attendre à avoir la préposition za à la place de na, dans la traduction de Il est parti pour deux semaines.

Cependant, dans ce cas, on emploie la préposition na, qui, lorsqu’elle régit le complément de temps d’un verbe de mouvement du type s’en aller, venir, partir (c’est-à-dire des verbes qui ont une composante déictique 156 ), désigne ce qu’on peut appeler l’intention de s’absenter pendant une certaine période :

  1. Fred je otputovao natri dana.

Fred est parti sur trois jours

Fred est parti pour trois jours.

  1. Zak dolazi kod nas na deset dana.

Jacques vient chez nous sur dix jours

Jacques vient passer dix jours chez nous.

Dans ce cas, na (comme pour temporel en français) indique que la borne droite n’est pas actualisée.

Cette idée de non-actualisation est présente même dans le cas où on ne peut pas parler de bornes, comme le montre la phrase suivante qui est au futur :

  1. Na leto cemo ici u Spaniju.

Sur été voulons aller dans Espagne

Cet été nous irons en Espagne.

Comparons-la maintenant avec la phrase (inacceptable, justement à cause de l’emploi de na), qui réfère au passé, à un événement actualisé et vécu :

  1. *Na proslo leto smo otisli u Spaniju.

Sur passé été sommes allés dans Espagne.

L’été passé nous sommes allés en Espagne.

La phrase correcte ne demande aucune préposition, mais le nom leto (été) doit être au génitif et introduit par un adjectif démonstratif (on pointe sur un moment dans le passé) :

  1. Tog let-a smo otisli u Spaniju.

Cet été (génitif) sommes allés dans Espagne.

Cet été-là nous sommes allés en Espagne.

Chose intéressante, en serbe, à la différence du français, on ne peut pas employer le même démonstratif dans la phrase au futur :

  1. *Tog let-a cemo ici u Spaniju.

Cet été (génitif) voulons aller dans Espagne.

Cet été nous irons en Espagne.

Pour que la phrase soit correcte, on doit utiliser un autre démonstratif qui dénote une plus grande proximité au locuteur (on parlera du système des déictiques en serbe au chapitre 8) :

  1. Ovog let-a cemo ici u Spaniju.

Cet été (génitif) voulons aller dans Espagne.

Cet été nous irons en Espagne.

Après cette petite digression, venons-en à la préposition za. Elle a une autre fonction temporelle : suivi des unités de temps, elle désigne le temps qu’on a mis pour accomplir quelque chose. Observons la phrase :

  1. Marvin je napravio zamak od peska zadva sata.

Marvin a fait château de sable pour deux heures

Marvin a fait un château de sable en deux heures.

Ceci dit, la phrase (49) est difficilement acceptable en serbe :

  1. ? Fred je otputovao zatri dana.

Fred est parti pour trois jours

Fred est parti en trois jours.

Elle pourrait quand même signifier que Fred a mis trois jours à faire ses bagages, à se préparer pour partir.

Après tous ces exemples, notre conclusion est que la préposition na n’est pas un marqueur de la finalité (d’ailleurs cette remarque vaut aussi pour pour en français). Cependant, son caractère neutre (montré par les relations abstraites qu’on a décrites) lui permet quand même de se combiner avec la finalité des verbes de mouvement. Notons que, dans le cas du verbe ostati (rester), avec le même type de complément du temps, aucune préposition n’est employée :

  1. Ostacu u Nairobiju tri meseca.

Resterai dans Nairobiju trois mois.

Je resterai à Nairobi trois mois.

Si nous avons consacré tant de pages aux emplois de na, c’est parce que dans la littérature (cf. Stanojcic-Popovic, 1998) jusqu’à présent, cette préposition n’a pas été suffisamment analysée et que son sens a été généralement présenté comme l’équivalent de sur en français ou on en anglais (‘«’ ‘ na’ ‘ désigne le support spatial »’). Pourtant elle mérite une analyse exhaustive.

Passons maintenant aux autres langues que nous examinons dans cette thèse. En swahili, la situation ressemble à celle qu’on a vue en français. En effet la préposition kwa, dont le sens est grosso modo similaire à pour, y est employée. Observons un exemple :

  1. Fred alienda kwa muda wa siku tatu.

Fred passé-partir pour durée de jours trois

Fred est parti pour trois jours.

Donc, kwa (pour) accompagné du mot durée explicite le rôle du complément. Chose intéressante, la phrase sans préposition est aussi acceptable :

  1. Fred alienda siku tatu.

Fred passé-partir jours trois

Fred est parti pour trois jours.

Bien évidemment, dans ce cas, bien qu’il n’y ait pas de préposition, la relation entre le prédicat et le complément (trois jours) est facilement inférable.

La situation en kikuyu ressemble à celle du swahili :

  1. Fred athire kahinda ga thiku ithatu.

Fred passé-partir durée de jours trois.

Fred est parti pour trois jours.

Ici, on n’a pas de préposition, mais le complément est introduit par le mot durée. Comme en swahili, la phrase est correcte même sans ce mot :

  1. Fred athire thiku ithatu.

Fred passé-partir jours trois.

Fred est parti pour trois jours.

L’arabe emploie dans ce cas la préposition li, équivalente à la préposition française pour. Mais les locuteurs natifs de l’arabe insistent sur le fait que, dans leur langue, la phrase Il est parti pour trois jours n’est pas suffisamment explicite et que pour doit être accompagné par un verbe comme rester.

  1. Daha li talati ayyam.

Parti pour trois jours.

Il est parti pour trois jours.

Quant au japonais, au lieu d’une préposition, on y trouve l’expression avec le projet.

  1. Kare wa 3 shukan no yotei de itta

Il sujet 3 semaines poss projet en parti

Il est parti pour trois semaines (avec le projet de rester trois semaines).

Manifestement, le japonais explicite dans ce cas ce qui est implicité dans les autres langues.

Enfin, en louo, on peut utiliser la préposition mar dont le sens est pour ou bien avoir une phrase sans préposition :

  1. Fred-nodhi-(mar)-ndalo-adek

Fred-partit-(pour)-jours-trois

Fred est parti pour trois jours.

Les résultats sont résumés dans le tableau suivant :

Tableau 2 : Comparaison pour pour temporel
Français pour temporel
Anglais for
Serbe na (sur)
Swahili kwa (pour)
Kikuyu
Japonais no yotei de (avec le projet)
Arabe li (pour)
Louo mar (pour) ou 

Notes
156.

Il en a été question au chapitre 3, lors de l’analyse de l’opposition aller/venir (R égal ou différent de S).