7.2.5.2 - L’analyse contrastive

Nous avons déjà mentionné au chapitre 5 que dans certaines langues l’opposition linguistique observée en français (entre d’un côté devant et avant et, de l’autre, derrière et après) n’existe pas. Ceci dit, on pourrait s’attendre à ce que, dans les systèmes linguistiques, on trouve deux types de situations :

  1. deux prépositions spatiales et deux prépositions spatio-temporelles : au total quatre prépositions (comme en français) ;
  2. deux prépositions qui couvrent tous les emplois spatiaux et temporels de quatre prépositions françaises.

Or, nous avons constaté que la réalité linguistique est beaucoup plus compliquée. Commençons par l’anglais. In front of et behind sont des prépositions uniquement spatiales et before et after des prépositions spatio-temporelles. Or, en dépit de la première impression, l’isomorphisme avec le français n’est pas total, car before, qui à l’origine était une préposition par excellence spatiale, a des emplois spatiaux que avant ne tolère pas :

  1. He stood before me.

Il se tenait devant moi.

  1. The task before him

La tâche qu’il a devant lui.

En serbe, on a aussi quatre prépositions : (is)pred (devant) et (i)za (derrière) sont plutôt utilisés pour l’espace et pre (avant) et posle (après) pour le temps. Au préalable, disons quelques mots sur la différence entre la forme tonique et atone des prépositions(is)pred (devant) et (i)za (derrière). La forme tonique est employée pour les relations statiques et dynamiques, et la forme atonne pour les relations dans lesquelles les deux termes de la relation (ou au moins la cible) sont en mouvement :

  1. Luka sedi iza Dusana.

Luka assoit derrière Dusan

Luka est assis derrière Dusan.

  1. *Luka sedi za Dusana.

Luka assoit derrière Dusan

Luka est assis derrière Dusan.

  1. Luka trci za Dusanom.

Luka court derrière Dusan.

Luka court après Dusan.

On voit que dans ce type d’usage la préposition derrière est proche de l’emploi spatial de la préposition après. Elle indique ce qu’on appelle l’ordre dans l’espace. Cependant, dans cet exemple il est possible d’utiliser iza, mais on obtient une signification un peu particulière :

  1. Luka trci iza Dusana.

Luka court derrière Dusan.

Luka court derrière Dusan.

Ici Luka court derrière Dusan mais comme s’il faisait exprès de ne pas l’attraper, à savoir d’entrer en contact avec lui.

Passons maintenant aux exemples où ispred, pred et iza, za sont utilisés avec des termes temporels. Observons deux exemples tirés de la littérature (Djonovic, Hronike, 103) :

  1. Izasvadbe Stojan se jos ozbiljnije prihvati za posao.

Derrière mariage Stojan se encore plus sérieusement attacha pour travail

Peu après le mariage Stojan se mit à travailler avec encore plus de zèle

  1. Isprednoci pocinje da bridi hladnoca.

Devant la nuit commence frissonner la froideur.

Juste avant la nuit on commence à sentir la froideur.

Bien évidemment, dans ces phrases, on peut employer les prépositions temporelles pre et posle :

  1. Poslesvadbe Stojan se jos ozbiljnije prihvati za posao.

Après mariage Stojan se encore plus sérieusement attacha pour travail

Après le mariage Stojan se mit à travailler avec encore plus de zèle

  1. Prenoci pocinje da se oseca hladnoca.

Avant nuit commence que se sentir froideur.

Avant la nuit on commence à sentir la froideur.

La seule différence de sens entre cet emploi de la préposition spatiale et celui de la préposition temporelle est qualitative : iza (derrière) signifie malo posle (peu après) et ispred (devant) malo pre (peu avant). Cette distinction est liée, à notre avis, au fait que les relations spatiales devant et derrière présupposent que le site et la cible sont simultanément dans le champ visuel du locuteur. Dans le domaine temporel, cette loi est appliquée comme la nécessité de la proximité temporelle entre les événements.

Notons que, en serbe moderne, l’usage temporel de iza est presque tombé en désuétude, mais qu’on peut l’entendre chez les gens âgés. Cependant on emploie toujours la forme courte, surtout dans les cas où l’idée de postériorité s’allie à celle de mouvement :

  1. Stizem zatobom :

Arrive derrière toi

J’arrive immédiatement après toi.

Observons un autre exemple :

  1. Zaprvim udarcem usledio je drugi

Derrière premier coup s’ensuit est deuxième.

Après le premier coup vint l’autre.

La possibilité d’employer za avec le sens temporel est liée à la sémantique du verbe uslediti (se produire après, s’ensuivre) qui donne l’idée de la séquentialité et de l’ordre temporel. Dans une phrase avec un autre verbe, za serait inacceptable et il faudrait employer la préposition temporelle posle :

  1. *Zaprvim udarcem protivnik se onesvestio.

Derrière premier coup adversaire s’est évanoui.

Après le premier coup l’adversaire s’est évanoui.

Donc, la phrase correcte serait :

  1. Posle prvog udarca protivnik se onesvestio.

Après premier coup adversaire se évanoui.

Après le premier coup l’adversaire s’est évanoui.

Quant à la préposition ispred, on l’emploie couramment dans le sens temporel, mais on préfère quand même la forme courte :

  1. Doci cu predrucak / ispred ruck-a.

Venir veux devant déjeuner / devant déjeuner-genitif

Je viendrai juste avant le déjeuner.

Une chose très importante doit être soulignée ici : la préposition za a un usage temporel spécial. Si on veut référer à partir du moment de la parole S, pour exprimer la postériorité, on emploie za (en français en emploie la préposition dans). Son sens peut donc être représenté comme après S :

  1. Putujem zatri dana.

Pars derrière trois jours

Je pars dans trois jours.

Ajoutons qu’en serbe on peut dans ce cas également employer une autre préposition, à savoir kroz (à travers), mais que cet emploi est parfois critiqué par les puristes car il va également à l’encontre du sémantisme de cette préposition (elle présuppose le passage et non la fin de la période temporelle) :

  1. Putujem kroztri dana.

Pars à travers trois jours

Je pars dans trois jours.

Soulignons donc un fait tout à fait intéressant : iza, à savoir derrière statique, peut être employé dans le sens d’après, alors que za, à savoir derrière dynamique, a le sens de dans temporel. Dans le premier cas, on compare deux entités situées sur l’axe temporel : l’une est après = derrière l’autre. Dans le deuxième cas, l’éventualité (partir) est en mouvement et elle doit atteindre un moment dans le futur (celui-ci est éloigné de trois jours de S).

Avant de passer aux langues bantoues, nous voudrions nous arrêter brièvement sur les langues slaves de l’ouest et de l’est, car dans ce domaine elles diffèrent du serbe et des autres langues slaves du sud (le bulgare et le macédonien).

En tchèque, on a deux prépositions différentes pour après et derrière : po et za. Chose intéressante, on a une seule préposition, pred, qui couvre les sens de devant et avant. Notons qu’à la différence du serbe, za ne peut jamais être utilisé avec le sens de après, mais qu’il est la seule possibilité pour dire dans x temps. Par exemple :

  1. Cestujem zarok.

Pars derrière année

Je pars dans une année.

En polonais, la situation est identique : il y a deux prépositions différentes pour après et derrière (po et za) mais une seule pour devant et avant (przed) 173 . Comme en tchèque, on ne peut pas dire *za objadem (derrière le repas), mais za a un sens temporel uniquement dans le cas de la locution adverbiale dans x temps :

  1. Pryjezdam zatrzy dni

Viens derrière trois jours

Je viens dans trois jours.

Enfin, en russe, comme en serbe, on a quatre prépositions différentes : za (derrière), pered (devant), posle (après) et do (avant). Cependant, on trouve de nombreux exemples où pered est employé dans le sens temporel et signifie peu avant :

  1. U nego razbolelsja zub pered otjezdom.

Danslui tomba malade dent devant départ

Il a eu mal à une dent juste avant le départ.

Cependant, la préposition za (derrière) n’a jamais un sens temporel. Ainsi pour dire dans x temps, le russe se sert uniquement de la préposition cerez (à travers). Comme on le voit, on a là un isomorphisme sémantique avec le serbe. :

  1. Ja vernuse cerezmesec.

Je viendrai à travers mois

Je reviendrai dans un mois.

Passons aux langues bantoues : en kikuyu, on trouve un système de deux prépositions qui couvrent tous les usages de quatre prépositions françaises. Ainsi on a mbere ya (devant et avant) et thuta ya (derrière et après).

  1. Fred athire mbere ya Christmas.

Fred partit devant Noël.

Fred est parti avant Noël.

  1. Fred athire thutha ya Christmas.

Fred partit derrière Noël.

Fred est parti après Noël.

Il convient ici de souligner que dans les dictionnaires pour mbere ya et thutha ya on ne donne jamais la signification avant et après mais uniquement devant et derrière. La raison en est simple : dans leurs usages spatiaux, ces deux prépositions se basent sur l’orientation générale (dont le trait le plus saillant est la direction frontale) et non sur l’ordre et le mouvement.

Notons aussi que, comme en serbe, derrière correspond à après et devant à avant : l’événement qui vient après, est postérieur et donc situé derrière l’événement antérieur. Autrement dit, le futur est derrière le passé. Nous aborderons plus tard ce phénomène, lié à la direction non-égocentrique du temps.

A la différence du kikuyu, qui a gardé la grammaire et le vocabulaire bantous, le swahili, à cause de nombreux contacts linguistiques, a subi une forte influence lexicale et sémantique de l’arabe et de l’anglais. Une des conséquences en est le changement sémantique dans le système des prépositions : les prépositions nyiuma ya (derrière) et mbele ya (devant), à l’origine spatio-temporelles, ont gardé uniquement leur sens spatial. On notera néanmoins que, dans la langue parlée, sous l’influence du kikuyu, on peut assez souvent entendre des constructions comme mbele ya usiku (devant la nuit) ; les usages temporels de nyuma ya restent plus rares.

En revanche, le swahili a emprunté à l’arabe les prépositions baada ya et kabla ya, dont les usages sont identiques aux usages de avant et après. On a donc une distribution sémantique qui est très similaire à celle que l’on a en serbe.

Ajoutons qu’en louo, qui, rappelons-le, est aussi une langue africaine, mais d’une famille très différente (nilo-saharienne), la situation est similaire à celle qu’on a observée dans certaines langues slaves et en japonais. En effet, on a quatre prépositions : nyim signifie devant et avant, mais, pour la relation spatiale uniquement, on peut aussi employer mbele, qui est emprunté au swahili. Chien signifie derrière. Pour après, on a le mot bang.

Quant à l’arabe, qui a ‘«’ ‘ prêté »’ ses prépositions temporelles au swahili, on trouve une situation identique à celle du français : ainsi on a fauk (devant) et taht (derrière), qui ne peuvent jamais être employé pour le temps, et kabla (avant) et baad (après), qui sont spatio-temporelles.

Enfin, curieusement, on trouve en japonais une situation identique à celle du tchèque et du polonais : on a un seul mot pour devant/avantmae —, mais deux lexèmes différents pour après et derrièreato /go 174 et ushiro. Soulignons que ushiro ne peut jamais avoir un sens temporel. La différence entre après et dans temporel n’est pas explicitée en japonais.

Notes
173.

Ajoutons que ce système tripartite n’est pas une caractéristique exclusive des langues slaves de l’Ouest : en effet, en allemand, on a la préposition vor qui signifie devant et avant , une autre qui est spatiale, hinter ( derrière ) et une troisième qui est spatio-temporelle, nach ( après ).

174.

En japonais la forme phonétique des mots change selon le contexte, mais le signe graphique est le même.