7.2.5.4 - Les deux directions du temps : réalité ou mythe

A partir de notre analyse il est possible de formuler une ‘«’ ‘ règle sémantique ’» : dans toutes les langues où les prépositions devant et derrière ont des significations temporelles, devant signifie avant et derrière signifie après.

Or cette règle, quoique applicable à la majorité des langues, n’est pas un universel sémantique : on trouve ainsi une exception dans la langue hausa où la préposition gaban (devant) peut signifier après. Cependant, si cela est possible, la manière la plus courante de dire après en cette langue est -baayan (derrière) (Moore, 2000, 110). Cette double possibilité n’est pas surprenante, car l’homme a la capacité de représenter l’ordre temporel à partir de plusieurs points de vue 177 .

Revenons à la règle observée dans les langues que nous analysons. Commençons par les langues qui possèdent des prépositions équivalentes à avant et après. L’image qu’on a est la suivante : A (Le Dimanche de Pâque) est avant B (Le Premier Mai). En voici la représentation graphique  :

Figure 5 :
Figure 5 : avant et après

(où A = Dimanche de Pâque, B= Le Premier Mai et A est avant B ou B est après A).

Manifestement, dans ce cas, les événements ne courent pas vers les locuteurs, ils sont indépendants de sa position et leur ordre dans le temps (notion cruciale pour les prépositions avant et après) est déterminé par l’axe temporel qui va de gauche à droite:

Passons maintenant aux langues qui n’ont qu’une paire de prépositions ou dans lesquelles devant et derrière ont des usages temporels. Comme on l’a vu, c’est le cas en kikuyu, en louo et dans certaine mesure, dans les langues slaves. Si on dit que devant signifie avant et derrière, après, l’image qu’on a est la suivante : les deux événements successifs (soient Le Dimanche de Pâque, qui est en 2003 le 20 avril, et le Premier Mai) est que l’événement postérieur (le Premier mai) est derrière l’événement antérieur (le Dimanche des Pâque).

La représentation graphique en est la suivante :

Figure 6 : devant et derrière
Figure 6 : devant et derrière

(où A = Dimanche de Pâques, B = Le Premier Mai et où A est devant B ou B est derrière A)

A notre avis, il n’y a aucune différence entre les deux schémas. Bien sûr, on pourrait prétendre qu’ici on a un locuteur statique à S, qui attend le Dimanche de Pâques, qui vient d’abord, et le Premier Mai, qui court derrière et qui viendra après. Mais la même image peut être créée avec avant et après.

Ajoutons que les prépositions devant et derrière ne présupposent pas nécessairement que les termes sont tournés vers le locuteur. S’il s’agit par exemple d’une course, on peut bel et bien dire (156) ou (157) :

  1. Ted est devant Marvin, et il arrivera le premier.
  2. Ted est avant Marvin, et il arrivera le premier.
Figure 7 :
Figure 7 : devant et derrière sans face à face

Il est clair que dans ce cas le locuteur n’observe pas les coureurs par rapport à sa propre position mais par rapport à leur but, car c’est le but qui est pertinent dans cette situation. Les prépositions avant et après, à notre avis, ne font que mettre en relief ce qui est aussi exprimable par les prépositions devant et derrière.

Il s’ensuit que la différence entre les prépositions en question n’est pas la différence suivante :

  1. La représentation du temps est relative au locuteur à S (devant et derrière).
  2. La représentation du temps est autonome, issue de l’idée de mouvement (avant et après).

En somme, l’existence ou non de l’opposition devant-avant/derrière-après n’est pas basée sur une différence cognitive de la perception du temps. Elle concerne purement les systèmes linguistiques, comme on le verra plus tard.

Cependant, certains courants linguistiques, notamment ceux qui propagent l’idée du relativisme linguistique (l’hypothèse Sapir-Whorf dont nous avons parlé au chapitre 1), utilisent ce phénomène pour prouver leurs hypothèses. En effet, ils parlent de deux représentations cognitives du temps, fondamentalement différentes  :

  1. Le futur est vu comme une entité active qui s’approche des observateurs passifs : les événements viennent à la rencontre du locuteur. L’image qu’on a est l’image du temps mobile et du locuteur immobile. Les linguistes d’orientation cognitiviste à la Lakoff (Lakoff & Johnson, 1980) appellent cette métaphore le temps bouge (moving time).
  2. Le locuteur est actif, il court à la rencontre des événements ; il se déplace du présent vers le futur. Il est donc mobile et les événements sont statiques. Les linguistes de l’orientation cognitiviste à la Lakoff appellent cette métaphore je bouge (moving ego).

D’après cette analyse, on peut imaginer que les représentations du temps diffèrent chez les locuteurs des différentes langues, c’est-à-dire qu’elles sont déterminées par le type de prépositions que les locuteurs utilisent. A titre d’exemple, pour un Kikuyu, le temps vient à sa rencontre et pour un Français c’est lui qui se déplace dans le temps, comme dans l’espace.

Cependant, nous aimerions souligner que, effectivement, dans toutes les langues observées, on trouve deux types de métaphore, mais que cela ne dépend pas des prépositions. A titre d’exemple, en français, en serbe, en swahili et en kikuyu, on peut produire des phrases comme :

  1. Nous approchons de Noël.
  2. Noël arrivera bientôt.

Il est clair que dans le premier cas, c’est le locuteur qui procède dans le temps, tandis que dans le deuxième cas c’est le temps qui est dynamique et le locuteur qui est immobile. En plus, comme on va le voir dans la section suivante, à un certain stade de l’acquisition linguistique, les prépositions devant et derrière désignent naturellement les relations temporelles d’antériorité et de postériorité.

La conclusion est que, si certaines langues ne possèdent pas un système à quatre prépositions, cela ne signifie pas que leurs locuteurs ont une représentation du temps ‘«’ ‘ fondamentalement différente »’ de la représentation marquée comme ‘«’ ‘ occidentale »’, mais tout simplement que ces systèmes linguistiques optent pour une solution minimaliste : dans la Théorie de l’Optimalité, on dirait que c’est la force de marquage qui l’emporte.

Observons enfin des différences dans la façon dont les locuteurs de langues différentes décrivent un parcours. A titre d’exemple, imaginez que quelqu’un voyage de Genève à Paris, via Mâcon. S’il est Kikuyu ou Serbe, la description du trajet sera :

  1. Macon est derrière Genève. Macon est devant Paris.

Par contre un Français ou un Anglais ne peuvent pas employer dans cette phrase des prépositions spatiales, car, dans ces langues, pour dire qu’un objet est devant ou derrière un autre, il faut que tous les deux soient simultanément dans le champ perceptif (visuel). Donc, ils vont dire :

  1. Macon est après Genève. Macon est avant Paris.

Mais ici la différence n’est que superficielle : bien évidemment, on n’emploie pas en Kikuyu de prépositions temporelles spécifiques, car elles n’existent tout simplement pas. Les mots mbere et thutha signifient en même temps devant + avant et derrière + après. En serbe, les deux phrases sont possibles, car les prépositions iza (derrière)et ispred (devant)ont gardé la pluralité des sens.

Notes
177.

De même en kwaio, une langue austronésienne, buri-na ( derrière ) et na’ona ( devant ) peuvent tous les deux signifier avant. Dans son article « Constructing space in Kwaio », Keesing (1997, 138) illustre ce phénomène  :

(i) Na’ona alata nau ku leka naa faka

devant le temps je suis allé planter.

Avant d’aller planter

(ii) Nuri-na lekalugu fana i’Aoke

Derrière mon voyage à Auki

Avant que je ne parte pour Auki.