7.2.5.5 - Un mot sur la psycholinguistique

Les travaux en psycholinguistique sur l’acquisition des expressions grammaticales attestent que les enfants, avant de maîtriser les prépositions avant et après, utilisent les prépositions devant et derrière pour représenter les relations temporelles d’antériorité et de postériorité. Ainsi Pinker, dans son livre How the mind works,donne des exemples d’enfants anglophones qui disent (Pinker, 1997, 356) 178  :

  1. Can I have any reading behind the dinner?

Est-ce que tu pourrais me lire quelque chose derrière le dîner ?

De même, chez les enfants serbes que j’ai observés, on trouve souvent des usages temporels de derrière qui sont presque tombés en désuétude dans le langage des adultes :

  1. Iza vecere pojescu tri sladoleda.

Derrière dîner mangerai trois glaces.

Après le dîner je mangerai trois glaces.

Notons qu’en swahili, même les enfants d’âge scolaire (jusqu’à l’age de dix ans) emploient toujours les prépositions spatiales mbele ya (devant) et nyuma ya (derrière) pour désigner les relations temporelles. Par exemple :

  1. Mimi nimeamka mbele ya Marvo.

Je passé-lever devant Marvo.

Je me suis levé avant Marvo.

Cette phrase est considérée comme inacceptable par les puristes. Rappelons qu’il faut employer la préposition temporelle kabla ya (avant) et dire :

  1. Mimi nimeamka kabla ya Marvo.

Je passé-lever avant Marvo.

Je me suis levé avant Marvo.

Cependant, si on produit cette phrase devant un enfant qui a moins de 6 ans et qui n’a pas encore commencé à apprendre le swahili standard à l’école, il ne va pas la comprendre. Pour lui, les prépositions kaabla ya et baada ya sont totalement inconnues. Ajoutons que les enfants montrent une tendance à remplacer la construction A est avant B (ou B est après A) par la formule d’abord A et puis B :

  1. Kuenza ni-me-amka, alafu ni-ka-amsha Teddy.

D’abord je-passé-reveiller puis je-+OT 179 -réveiller Teddy.

D’abord je me suis réveillé, puis j’ai réveillé Teddy.

Comment expliquer ce ‘«’ ‘ retard linguistique »’ dans le cas des prépositions avant et après ? Rappelons que les prépositions kabla ya et baada ya en swahili sont des emprunts de l’arabe et que les langues bantoues parlées au Kenya (comme le Kikuyu, le Kamba, le Meru, le Louia) n’explicitent pas la double opposition devant/avant-derrière/après. Donc, même les adultes dont la langue maternelle n’est pas le swahili, s’ils ne sont pas éduqués, préfèrent utiliser les prépositions spatiales par analogie. Soulignons que c’est un phénomène purement linguistique et qui ne reflète pas du tout des différences conceptuelles. Même des parents qui ont un très bon niveau de swahili, lorsqu’ils parlent aux petits enfants, utilisent toujours les prépositions mbele ya et nyuma ya, car ils considèrent, ou sentent peut-être inconsciemment, que les prépositions kaabla ya et baada ya sont trop difficiles pour les enfants et appartiennent au langage soutenu.

Cependant tous les linguistes ne sont pas d’avis que les relations temporelles d’antériorité et de postériorité chez les enfants se développent à partir des relations spatiales désignées par les prépositions devant et derrière. Ainsi, Ludlow, linguiste et philosophe américain, dans son livre de 1999 (dont nous avons déjà parlé au chapitre 3 180 ), stipule que les relations temporelles avant et après sont basées sur la sémantique des temps verbaux et le prédicat relationnel quand (Ludlow, 1999, 139). La preuve psycholinguistique en est que la capacité de l’enfant à comprendre et à utiliser les prépositions en question (vers 5 ans) vient beaucoup plus tard que sa capacité à employer les temps verbaux (vers 2 ans). En se basant sur les travaux de Weist (Weist, 1986), Ludlow propose quatre étapes du développement des concepts temporels (idem, 140) :

  • R et E figés à S ;
  • (18-24 mois) E est différent de S mais R est figé à S ;
  • (3 ans) la distinction entre R et S mais E est dans ce cas égale à R ;
  • (4 ans) R, S, E sont différents.

Il s’ensuit, selon Ludlow, que l’ordre de l’acquisition est le suivant :

  1. Règles pour les morphèmes du présent.
  2. Règles pour les morphèmes du passé et le futur.
  3. Règles pour les adverbes temporels.
  4. Règles pour les conjonctions temporelles et les anaphores temporelles.

Enfin, Ludlow donne des preuves neurolinguistiques afin de confirmer ses hypothèses : dans le cas de la maladie de Parkinson, la connaissance linguistique de avant et après se détériore beaucoup plus rapidement que la connaissance des temps verbaux (idem, 144).

A notre avis, Ludlow ne donne pas assez de poids à la distinction entre le niveau linguistique et le niveau conceptuel. En effet, il a raison uniquement dans le cas de la performance linguistique, mais pas dans le cas de la représentation cognitive du temps et des relations temporelles. En effet, ne pas connaître ou oublier un mot ne signifie pas ignorer le concept qu’il désigne. En tout cas, dire que le sens de ces prépositions est fondé sur la sémantique des temps verbaux uniquement parce que les temps verbaux, dans l’acquisition linguistique, surgissent plus tôt qu’elles (les prépositions) est, à notre avis, trop ambitieux.

Si les enfants swahilophones apprennent très tard les mots pour avant et après,ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas capables de comprendre les concepts d’antériorité et de postériorité. A notre avis, ils les apprennent relativement tard parce que pour exprimer les relations temporelles, ils se débrouillent déjà très bien avec devant et derrière et parce que les adultes les utilisent rarement dans l’interaction avec les enfants. Nous avons essayé de comprendre pourquoi. Voici une réponse possible : la situation linguistique actuelle à Nairobi (au Kenya), où nous avons effectué nos recherches, est telle que le swahili n’est la langue maternelle d’aucun adulte. Ils l’ont tous appris après leur langue tribale, très tôt s’ils sont nés à Nairobi, ou plus tard, s’ils viennent de la campagne. Les langues tribales (qu’elles soient bantoues ou nilo-sahariennes) n’ont pas de prépositions spécifiques pour avant et après. Donc, les adultes pensent que les prépositions kabla ya et baada ya sont quelque chose de ‘«’ ‘ sophistiqué »’, voire de ‘«’ ‘ compliqué »’ et que les enfants n’en ont pas besoin.

Notes
178.

Un autre exemple du langage des enfants cité par Pinker (1997), qui montre que la représentation du temps se fait à partir de la représentation de l’espace :

Today we’ll be packing because tomorrow there won’t be enough space to pack.

Aujourd’hui on va faire les bagages parce que demain il n’y aura pas assez d’espace pour faire les bagages.

179.

Ka est le marqueur de la progression temporelle (voir Kang’ethe 2003).

180.

Dans ses travaux, Ludlow s’oppose aux idées de Reichenbach (1947). Cf. chapitre 3.