7.2.5.6 - Le paradoxe du système tripartite

Il nous reste à expliquer un fait linguistique assez paradoxal qu’on a observé dans certaines langues (le polonais, le tchèque, le japonais). Comme on l’a déjà vu, ces langues ont un système de trois prépositions, où une seule sert à designer devant et avant, mais où derrière ne peut pas signifier après.

Ce système, à première vue, est source de beaucoup de confusion. En effet, si on a le droit de dire : la réunion est devant le déjeuner, on devrait aussi pouvoir construire la phrase symétrique le déjeuner est derrière la réunion. On a le droit de se demander pourquoi, si, conceptuellement, on peut se représenter l’événement A devant l’événement B, on ne peut pas se représenter l’événement B derrière l’événement A. Autrement dit, on se demande pourquoi il n’y a pas de symétrie et pourquoi la préposition devant est spatio-temporelle alors que la préposition derrière est uniquement spatiale.

Rappelons que dans certaines langues slaves derrière a quand même un usage temporel : za (derrière) est utilisé dans l’expression dans x temps. Il signifie donc après le moment de la parole (S). Or, une chose très importante doit être soulignée ici : les locuteurs des langues slaves qui ne sont pas linguistes ne sentent pas du tout que, dans la construction dans x temps, za signifie derrière. Ils disent que c’est une autre préposition (bien évidemment homonyme) et trouvent inacceptable l’idée qu’on peut référer à un événement dans le futur comme étant derrière.

Revenons maintenant à notre problème : Comment se fait-il que, dans certaines langues, devant peut et derrière ne peut pas avoir (ou n’a plus) le sens temporel ? Observons encore les usages de la préposition devant dans ces langues. En effet, elle a aussi un sens qui correspond au sens de la locution face à face. Voici une phrase en serbe :

  1. Ja sam pred mojim profesorom.

Je suis devant mon professeur

Elle signifie obligatoirement que le locuteur et le professeur se regardent dans les yeux.

Notons que si on emploie la préposition ispred (la forme longue) on obtient un sens différent :

  1. Ja sam ispred mog profesora.

Je suis devant mon professeur

Cette phrase signifie que le professeur regarde le dos du locuteur. Il s’ensuit que lorsqu’on prononce la phrase suivante, on donne l’image suivante : nous observons un événement futur qui vient à notre rencontre.

  1. Mi smo predBozicem.

Nous sommes devant Noël

Nous nous approchons de Noël.

Cependant, la phrase suivante n’est pas du tout, comme on le croirait, la paraphrase de la première :

  1. Bozic je iza nas.

Noël est derrière nous

Noël est passé.

Notons qu’on peut aussi y employer za sans changement de sens :

  1. Bozic je za nama.

Noël est derrière nous

Noël est passé.

Observons les phrases (172) et (173) :

  1. Bozic je pred nama.

Noël est devant nous

Nous approchons de Noël.

  1. Bozic je ispred nas.

Noël est devant nous

Nous nous approchons de Noël.

Chose curieuse, elles signifient exactement la même chose que (169) (Mi smo pred Bozicem). Ajoutons, enfin, que la phrase suivante n’est pas acceptable en serbe :

  1. *Mi smo izaBozica

Nous sommes derrière Noël

Si elle l’était, elle signifierait Nous sommes dans la période juste après Noël, donc la même chose que (170) (Bozic je iza nas). Cependant on pourrait peut-être (quoique difficilement) accepter l’emploi de za :

  1. ???ZaBozicem smo.

Derrière Noël sommes

Noël est passé.

La phrase avec ispred est incorrecte :

  1. Mi smo ispredBozica

Nous sommes devant Noël

Si elle était correcte, elle signifierait la même chose que 170 (Mi smo pred Bozicem).

En somme, on a la situation suivante :

  1. Dans son emploi temporel, la préposition pred, de même que dans son emploi spatial (en face de), porte l’idée de réciprocité. Si Noël est devant/en face de nous, nous sommes en même temps devant/en face de Noël :
Figure 8 :
Figure 8 : pred dans le temps
  1. Avec les prépositions iza et ispred, il n’y a pas de réciprocité, ni dans le temps ni dans l’espace, et une seule direction est concevable. On peut uniquement dire que Noël est devant ou derrière nous mais non vice versa. Il est pour nous très difficile (de notre perspective, qui est spatialement et temporellement égocentrique), d’accepter d’être temporellement positionnés par rapport aux sites. Nous préférons être les sites.
  2. La raison pour laquelle on peut quand même employer la préposition za est la suivante : cette préposition (ainsi que la préposition pred) est employée même dans le domaine spatial avec des entités dynamiques (les termes de la préposition sont en mouvement). On a donc l’idée de l’ordre dans le mouvement, ou de l’ordre temporel.

Ainsi, au moins dans les langues slaves, où devant situe une entité temporelle par rapport au locuteur, il est compris comme en face. Mais il y a encore des cas (comme on a vu au commencement de ce chapitre) où les deux événements peuvent être un devant l’autre.

Par contre derrière ne peut pas être utilisé dans la situation où la cible est le locuteur à S (nous sommes derrière Noël). Mais cela n’a rien à voir avec la direction temporelle car même la phrase avec posle (après) est inacceptable :

  1. *Mi smo posleBozica

Nous sommes après Noël

La seule explication de ce phénomène qui nous vient à l’esprit est que l’existence d’une préposition spécialisée pour le temps (comme po en tchèque et en polonais ou ato/go en japonais) libère le système linguistique des analogies entre la notion d’une éventualité non-accessible à la perception (A est derrière B, car on ne voit pas A à cause de B) et la notion de postériorité temporelle. Pour devant cette analogie n’est pas faite : A devant B ne signifie pas obligatoirement que A cache B et peut aussi signifier que A et B se regardent.

Disons enfin qu’il est possible d’imaginer une autre explication pour le japonais (Asher, communication personnelle). En effet, cette langue n’explicite pas linguistiquement le futur, mais uniquement le passé :

  1. Dusan wa ringo wo taberu.

Dusan sujet pomme cod manger.

Dusan mange une pomme.

  1. Dusan wa ringo wo tabeta.

Dusan sujet pomme cod manger- passé.

  1. Dusan wa ringo wo taberu.

Dusan sujet pomme cod manger

Dusan mangera une pomme.

Comme le montrent les exemples ci-dessus, en japonais il faut inférer (grâce aux informations contextuelles) si la phrase est au présent ou au futur. Pour les deux temps on utilise la même forme. De même, pour les prépositions, il n’y a que la préposition après qui soit explicitée (on a un lexème spécialisé pour après), alors que pour avant on n’a pas d’expression et on utilise devant.