Il nous reste à expliquer un fait linguistique assez paradoxal qu’on a observé dans certaines langues (le polonais, le tchèque, le japonais). Comme on l’a déjà vu, ces langues ont un système de trois prépositions, où une seule sert à designer devant et avant, mais où derrière ne peut pas signifier après.
Ce système, à première vue, est source de beaucoup de confusion. En effet, si on a le droit de dire : la réunion est devant le déjeuner, on devrait aussi pouvoir construire la phrase symétrique le déjeuner est derrière la réunion. On a le droit de se demander pourquoi, si, conceptuellement, on peut se représenter l’événement A devant l’événement B, on ne peut pas se représenter l’événement B derrière l’événement A. Autrement dit, on se demande pourquoi il n’y a pas de symétrie et pourquoi la préposition devant est spatio-temporelle alors que la préposition derrière est uniquement spatiale.
Rappelons que dans certaines langues slaves derrière a quand même un usage temporel : za (derrière) est utilisé dans l’expression dans x temps. Il signifie donc après le moment de la parole (S). Or, une chose très importante doit être soulignée ici : les locuteurs des langues slaves qui ne sont pas linguistes ne sentent pas du tout que, dans la construction dans x temps, za signifie derrière. Ils disent que c’est une autre préposition (bien évidemment homonyme) et trouvent inacceptable l’idée qu’on peut référer à un événement dans le futur comme étant derrière.
Revenons maintenant à notre problème : Comment se fait-il que, dans certaines langues, devant peut et derrière ne peut pas avoir (ou n’a plus) le sens temporel ? Observons encore les usages de la préposition devant dans ces langues. En effet, elle a aussi un sens qui correspond au sens de la locution face à face. Voici une phrase en serbe :
Je suis devant mon professeur
Elle signifie obligatoirement que le locuteur et le professeur se regardent dans les yeux.
Notons que si on emploie la préposition ispred (la forme longue) on obtient un sens différent :
Je suis devant mon professeur
Cette phrase signifie que le professeur regarde le dos du locuteur. Il s’ensuit que lorsqu’on prononce la phrase suivante, on donne l’image suivante : nous observons un événement futur qui vient à notre rencontre.
Nous sommes devant Noël
Nous nous approchons de Noël.
Cependant, la phrase suivante n’est pas du tout, comme on le croirait, la paraphrase de la première :
Noël est derrière nous
Noël est passé.
Notons qu’on peut aussi y employer za sans changement de sens :
Noël est derrière nous
Noël est passé.
Observons les phrases (172) et (173) :
Noël est devant nous
Nous approchons de Noël.
Noël est devant nous
Nous nous approchons de Noël.
Chose curieuse, elles signifient exactement la même chose que (169) (Mi smo pred Bozicem). Ajoutons, enfin, que la phrase suivante n’est pas acceptable en serbe :
Nous sommes derrière Noël
Si elle l’était, elle signifierait Nous sommes dans la période juste après Noël, donc la même chose que (170) (Bozic je iza nas). Cependant on pourrait peut-être (quoique difficilement) accepter l’emploi de za :
Derrière Noël sommes
Noël est passé.
La phrase avec ispred est incorrecte :
Nous sommes devant Noël
Si elle était correcte, elle signifierait la même chose que 170 (Mi smo pred Bozicem).
En somme, on a la situation suivante :
Ainsi, au moins dans les langues slaves, où devant situe une entité temporelle par rapport au locuteur, il est compris comme en face. Mais il y a encore des cas (comme on a vu au commencement de ce chapitre) où les deux événements peuvent être un devant l’autre.
Par contre derrière ne peut pas être utilisé dans la situation où la cible est le locuteur à S (nous sommes derrière Noël). Mais cela n’a rien à voir avec la direction temporelle car même la phrase avec posle (après) est inacceptable :
Nous sommes après Noël
La seule explication de ce phénomène qui nous vient à l’esprit est que l’existence d’une préposition spécialisée pour le temps (comme po en tchèque et en polonais ou ato/go en japonais) libère le système linguistique des analogies entre la notion d’une éventualité non-accessible à la perception (A est derrière B, car on ne voit pas A à cause de B) et la notion de postériorité temporelle. Pour devant cette analogie n’est pas faite : A devant B ne signifie pas obligatoirement que A cache B et peut aussi signifier que A et B se regardent.
Disons enfin qu’il est possible d’imaginer une autre explication pour le japonais (Asher, communication personnelle). En effet, cette langue n’explicite pas linguistiquement le futur, mais uniquement le passé :
Dusan sujet pomme cod manger.
Dusan mange une pomme.
Dusan sujet pomme cod manger- passé.
Dusan sujet pomme cod manger
Dusan mangera une pomme.
Comme le montrent les exemples ci-dessus, en japonais il faut inférer (grâce aux informations contextuelles) si la phrase est au présent ou au futur. Pour les deux temps on utilise la même forme. De même, pour les prépositions, il n’y a que la préposition après qui soit explicitée (on a un lexème spécialisé pour après), alors que pour avant on n’a pas d’expression et on utilise devant.