7.3 - Un cas problématique : dans temporel en français

7.3.1 - Dans vs après

Au cinquième chapitre, nous avons analysé la préposition dans. Comme on l’a vu, il s’agit par excellence d’une préposition spatio-temporelle qui peut être employée avec des termes concrets et abstraits. Rappelons-nous son usage avec les entités temporelles :

  1. Car Rouletabille, dans le moment, toussait et ne parvenait point à se réchauffer. (Le parfum de la Dame en Noir, Gaston Leroux)

Rappelons aussi qu’à l’époque classique son sens était encore plus large et qu’il remplaçait sur et parfois pendant (Wagner et Pinchon, 1962, 484). Ainsi, chez Corneille on a dans le trône au lieu de sur le trône, et chez Fénélon dans l’absence au lieu de pendant l’absence 182 (idem). Cela n’étonne point car nous avons vu que pour définir son usage avec les termes abstraits nous pouvons utiliser la notion de R-localisation.

Il nous reste maintenant à expliquer un type d’usage qui, à première vue, va à l’encontre du sémantisme de dans. Il s’agit de l’emploi illustré par l’exemple suivant :

  1. J’arrive dans une heure.

Dans sert ici à construire un complément qui évoque le terme final de la durée nécessaire à l’achèvement d’un procès 183 .

Cet emploi de dans découle du besoin d’expliciter linguistiquement l’opposition R= S et R≠S 184 . Ceci dit, dans pourrait être paraphrasé comme après le moment de la parole et après comme après n’importe quel autre moment (différent du moment de la parole). On peut donc conclure que dans ce type d’usage le sémantisme de dans consiste en a) la relation de postériorité ; b) la notion déictique de maintenant.

Observons les exemples :

  1. Ted viendra dans trois jours.
  2. Ted viendra trois jours après Noël.

Ces deux propositions ont le même sens si et seulement si, pour le locuteur de (183), le moment de la parole se trouve quelque part dans la journée de Noël.

Si des notions telles que le contrôle et l’inclusion suffisent pour justifier la fonction de dans dans les exemples où la cible temporelle est située à l’intérieur d’un intervalle temporel (le site), elles ne peuvent pas justifier le cas de dans trois jours. La raison en est très simple : l’éventualité venir n’a pas lieu dans le laps temporel des trois jours mais à sa fin ; autrement dit, la cible venir est concomitante à la borne droite du site. En faite, pour exprimer le premier sens, on emploie la construction dans les trois jours, qui est plus justifiée par la relation d’inclusion. Mais comment expliquer cet usage de dans qui est apparemment inconsistant avec son sémantisme ?

On peut imaginer la situation suivante : inventer une nouvelle préposition ou avoir le choix entre plusieurs prépositions spatiales déjà existantes qui sont peut-être capables de dénoter cette relation, à savoir : dans, sur, sous, devant, derrière, à travers. Ajoutons queles prépositions temporelles durant, pendant sont incompatibles avec l’idéede après maintenant, car elles insistent sur la durée. On peut conclure qu’il aurait été trop coûteux pour le système des prépositions d’avoir un membre dont le seul sens serait après maintenant. Le langage tolère plus facilement qu’on prenne une préposition qui existe déjà et qu’on lui attribue dans un contexte un sens non-standard et marqué (dans le cas présent, celui de après maintenant).Comme on le verra dans la section 7.5, les langues trouvent des solutions différentes à ce problème, mais aucune n’a une préposition spéciale qui dénote uniquement la relation après maintenant.

Etant donné cet argument, nous supposons que cet emploi de dans est motivé par trois choses :

  1. Par l’autre emploi de dans : dans + article défini + quantité de temps, illustré par l’exemple suivant :
    1. Tu recevras la lettre dans les trois jours.

Cela signifie que la cible temporelle (recevoir la lettre) aura lieu quelque part entre le moment de la parole et trois jours après. Cet usage est justifié par la relation d’inclusion de Vandeloise (1999, 155). Faute d’article, dans la construction dans trois jours,la période temporelle n’est pas actualisée, elle n’a pas de contenu où on peut situer une éventualité. Ce qui reste ce sont les bornes par rapport auxquelles la cible est située. On a donc l’opposition présence/absenced’article qui donne des lectures différentes. Conceptuellement, l’opposition entre dans les trois jours et dans trois jours est l’opposition entre le continu (il s’agit d’une période continue à l’intérieur de laquelle l’événement aura lieu) et le discret (il s’agit d’un moment précis où l’événement aura lieu et ce moment est équivalent à la borne droite de l’intervalle) 185 .

  1. Une autre chose est très importante ici : quoi que cela nous semble étrange la relation RIN reste valable dans le cas de dans trois jours. Dans (183), le prédicat (venir) est concomitant au moment qui est défini comme trois jour après S. Ce moment est méréologiquement une partie de la période de trois jours – il est équivalent à sa borne droite. Donc, le moment dans lequel s’effectue l’achèvement venir est méréologiquement une partie de la période de trois jour et il est équivalent à sa borne droite. On peut conclure que cet emploi n’est pas inconsistant avec le sémantisme de la préposition.
  2. Pourquoi dans et non une autre préposition spatiale ou spatio-temporelle ? On peut imaginer une sorte d’élimination. Devant et derrière ont en français complètement perdu tout sens temporel. L’idée de postériorité n’a rien en commun avec les traits sémantiques de sur et sous, qui ont d’autres emplois temporels. Reste la préposition à travers (on a vu qu’elle joue le rôle de dans temporel dans certaines langues slaves). Or cet usage va également à l’encontre du sémantisme de cette préposition, car elle présuppose le passage et non la fin de la période temporelle. Quant aux prépositions spatio-temporelles (comme depuis, dès, entre,etc.) leurs sens sont complètement opposés à l’idée après S.

Comment voir ce phénomène dans le cadre de la Théorie d’Optimalité ? Le besoin du système linguistique de marquer l’opposition S=R et S≠R incarne la force de fidélité et le moyen de le faire sans créer une nouvelle préposition (en utilisant ce qu’il a déjà) incarne la force de marquage. On a donc ici une sorte d’équilibre entre les deux forces. Si la première L’emportait complètement, on aurait une préposition spécialisée seulement pour ce type d’usage, tandis que si la deuxième prédominait, on ne marquerait pas du tout l’opposition en question (on utiliserait après dans les deux cas).

Disons enfin que l’emploi de la préposition dans n’est pas le seul moyen en français de parler de la postériorité par rapport au moment de la parole. Une autre locution existe, à savoir d’ici + complément de temps. Ainsi on peut dire :

  1. Tu le recevras d’ici trois jours.

Manifestement, dans cet emploi, l’adverbe déictique ici a un sens temporel, il signifie maintenant. Nous y reviendrons au chapitre 8.

Notes
182.

La phrase originale étant : Je fus régent dans l’absence du jeune prince. (Fénelon)

183.

Il s’oppose donc à en dans le sens de faire quelque chose en dix minutes/dans dix minutes.

184.

Cf. chapitre.3.

185.

Rappelons qu’en bulgare, on a un phénomène similaire avec la préposition na (sur), où la présence et l’absence d’article crée la différence entre la lecture non-temporelle et la lecture temporelle (voir le chapitre 6).