8.2.2 - L’opposition S=R et S≠R et les expressions spatiales

8.2.2.1 - Les verbes

Dans cette thèse, nous défendons l’idée que l’opposition S=R et S≠R vaut aussi dans le domaine spatial. Manifestement, S ne dénote plus le moment de la parole mais l’endroit où se trouve le locuteur (le ICI de JE). Cette opposition est explicitée dans le cas des déictiques ici et là-bas.

Au troisième chapitre, nous avons montré que la même opposition est explicitée dans le cas des verbes (qui sont toujours considérés comme des expressions conceptuelles) comme aller et venir. Nous répétons ici l’exemple en français :

  1. Abi est venue me voir. (S = R)
  2. Abi est allée voir Marvin. (S≠R)

Il est clair que le verbe venir désigne le mouvement dans la direction du/vers le locuteur ( me voir), à savoir le mouvement vers ICI (l’endroit où JE se trouve, le S). En revanche, aller désigne le mouvement dans la direction d’une autre personne 200 , à savoir le mouvement vers NON-ICI = LÀ (donc le point de référence R n’est pas égale à S) 201 . Notons que dans la phrase où on parle du mouvement vers l’interlocuteur, aller sera utilisé :

  1. Abi est allée te voir.

Si le locuteur insiste sur l’emploi de venir pour indiquer le mouvement vers l’endroit où se trouve l’interlocuteur, on obtient :

  1. Je viendrai te voir.

Dans ce cas, le locuteur se transpose dans la position de l’interlocuteur, il imagine, en quelque sorte, qu’il se trouve à l’endroit où se trouve son interlocuteur. On pourrait parler dans ce cas de l’usage interprétatif non du temps verbal, mais du verbe 202 . Cet usage est possible grâce à la composante déictique des verbes en question, à savoir à leur contenu procédural. Il s’ensuit que ces verbes ne sont pas des expressions purement conceptuelles. Ajoutons aussi que, pour comprendre un énoncé comme viens !, il est nécessaire de faire un enrichissement pragmatique (dans la Théorie de la Pertinence de Sperber & Wilson 1986), on appelle cela une explicitation) : on doit savoir où se trouve le locuteur, où est son ICI . Mais, ajoutons-le, la plupart des verbes n’ont pas cet aspect procédural. L’exemple ci-dessous montre un verbe (chanter) qui n’a aucune composante déictique :

  1. Abi chante.

Ainsi, bien que venir et aller soient, sans doute, des expressions conceptuelles, leur côté déictique révèle que ce sont en même temps des expressions procédurales.

Passons maintenant aux résultats de notre test : toutes les langues qu’on a analysées explicitent l’opposition S = R vs S≠R par des paires des verbes isomorphes à aller - venir :

En anglais, on a come (venir) et go (aller) ; en serbe, on a doci (venir) et otici (aller) ; en swahili, on a kuja (venir) et kuenda (aller) ; en kikuyu, on a guka (venir) et guithi (aller) ; en louo, en a obiro (venir) et de (aller) ; en japonais kuru (venir) et iku (aller), et finalement, en arabe, on a gea (venir) et zahaba (aller) 203 .

Notes
200.

Mais ce n’est pas toujours le cas, dans toutes les langues. A titre d’exemple, bien que le russe possède une paire des verbes ideti/doiti (aller/venir), il est possible de dire Idi sioda (littéralement, va ici). Dans ce cas l’information déictique est uniquement dans l’adverbe déictique sioda (ici). Cf. Piper (1988, 30).

201.

Voir également l’inacceptabilité des énoncés : Viens là ! et Va ici !

202.

Comme le note Fillmore (1997, 101) dans les lettres très polies en Mazahua on peut dire : J’aimerais pouvoir venir ici vous voir, mais ce n’est pas possible. Pourriez vous aller là me voir. Il est clair que le locuteur ici prend la perspective de la personne à laquelle il écrit (son interlocuteur).

203.

Nous ne pouvons pas attester ici que toutes les langues possèdent ces paires de verbes, quoiqu’il semble bien qu’il s’agit d’universaux linguistiques. A en croire Whorf, en hopi, il n’existe pas de verbe comme venir et aller qui désignent un mouvement linéaire et abstrait, un concept purement cinématique (Whorf, 1969, 10). Dans ce cas, les mots traduits par venir se rapportent au processus d’élaboration, non à un mouvement – ils sont « se terminant ici » (pew’i) ou « procédant de là » (angqo)ou « arrivés » (pitu, pl. Oki), expression qui ont trait seulement à la manifestation finale, au résultat effectif à un point donné, et en aucune manière à un mouvement l’ayant précédé. Mais, comme on l’a dit au chapitre 1, les analyses de Whorf ont été réfutées et cela ne présente pas une preuve sérieuse qu’en Hopi la paire aller/venir n’existe pas.