8.3.5 - La solution pour hapa et ici

Il est grand temps de tenter d’expliquer comment les déictiques spatiaux obtiennent un sens temporel. Nous présenterons d’abord l’analyse de Fauconnier, puis nous essayerons d’offrir notre propre explication.

8.3.5.1 - L’analyse de Fauconnier

L’exemple dont part Fauconnier est le suivant :

  1. Max leva son poignard ; ici les choses se gâtèrent.

Dans son livre, Les espaces mentaux, Fauconnier (1984) explique ce phénomène en introduisant un principe pragmatique, le principe d’identification, selon lequel il est possible, dans une situation pragmatiquement connectée, d’identifier la cible de la relation par l’intermédiaire du déclencheur (Fauconnier, 1984, 176). Disons quelques mots sur la Théorie des espaces mentaux. Fauconnier (1984) considère le langage et son usage comme la construction mentale et abstraite d’espaces et d’éléments, de rôles et de relations entre espaces. Communiquer consisterait donc à établir des constructions d’espaces semblables ou identiques (Moeschler & Reboul, 1994, 158). Ajoutons aussi que pour comprendre la notion du déclencheur il faut savoir que, selon Fauconnier (1984), le processus par lequel on passe d’un espace mental à un autre est le processus d’identification, défini de la façon suivante : Si deux objets a et b sont liés par une fonction pragmatique F(b=F(a)) une description de a peut servir à identifier son correspondant b. a est le déclencheur de la référence, b la cible de référence et F le connecteur. A titre d’exemple, dans la phrase L’omelette au jambon est partie sans payé, l’omelette au jambon est le déclencheur, le client est la cible et le connecteur est une fonction pragmatique qui, dans une situation au restaurant, lie le client au plat qu’il a commandé (Moeschler & Reboul, 1994, 158).

Voyons ce que cela signifie dans le cas d’un récit. Selon Fauconnier, dans le cadre d’un récit, deux espaces mentaux sont reliés par une fonction pragmatique :

  1. l’espace de l’univers raconté qui est un espace temporel dans lequel évoluent les personnages de la fiction et
  2. l’espace parcours qui est un espace spatial à l’intérieur duquel le narrateur et le lecteur se déplacent ; sa fonction est de permettre au lecteur de se repérer dans la fiction. Sa réalité psychologique est basée sur l’existence d’un grand nombre de métaphoresNous avons déjà parlé au chapitre 2 de la métaphore (dans le sens de la linguistique cognitive) comme un mécanisme central de la pensée. spatiales permettant de définir le récit comme un trajetPar exemple : parcourir un récit, aller jusqu’au bout d’un récit, arriver à un certain point dans le récit etc. (voir Moeschler & Reboul ,1994, 452).

L’axe temporel de l’univers raconté devient ainsi un axe spatial sur lequel s’effectue le parcours. Mais, à l’irréversibilité du temps sur le premier axe ne correspond aucune irréversibilité des chemins sur le second. Le déplacement sur l’espace-parcours est libre (Fauconnier, 1984, 178). L’expression déictique est relative à l’espace-parcours.

Venons-en à l’analyse de l’exemple (134). Dans la phrase en question, c’est un point de l’espace de l’univers raconté qui est repéré dans l’espace-parcours. Pour que ici puisse désigner un moment du temps, il faut qu’en retour le point repéré dans l’espace-parcours soit à nouveau mis en correspondance avec un moment de l’espace de l’univers raconté.

L’analyse de Fauconnier est assez séduisante, mais, à notre avis, elle ne répond pas clairement à la question sémantique et pragmatique : comment le déictique spatial ici peut-il avoir un sens temporel ? Si on admet que l’axe temporel de l’univers raconté est devenu un axe spatial sur lequel s’effectue le parcours, on a, tout simplement, évité d’attribuer un sens temporel à ici. On dit que l’expression déictique est relative à l’espace-parcours, qui est un espace spatial. Cependant, nous nous demandons s’il est vraiment utile chaque fois qu’on a un tel emploi d’ici de parler de métaphore. C’est, en quelque sorte, comme si on parlait des usages temporels des prépositions spatiales comme des cas de métaphores 223 .

Admettons cependant que, grâce à la connexion entre l’espace-univers racontéet l’espace-parcours, le narrateur entre en dialogue avec le lecteur et, en quelque sorte, l’invite à voir l’événement et le commenter avec lui. On se souvient que c’est aussi la fonction du présent cinématographique. Sur ce point, nous sommes d’accord avec Fauconnier.

Passons à notre propre analyse de l’exemple de Fauconnier. Dans cette phrase ici pourrait être remplacé par à ce moment-là ou soudainement. Il faut cependant admettre que la phrase Max leva son poignard ; à ce moment là les choses se gâtèrent ne produit pas les mêmes effets que la phrase originale. En effet, grâce à l’emploi d’ici, le narrateur entre en dialogue avec le lecteur et lui signale un point important Cela est très similaire à la fonction du présent cinématographique, qui fait ralentir le temps du récit et rend la narration plus vivante, en mettant l’événement en emphase.

Si on se rappelle les postulats de la théorie de la pertinence (Sperber & Wilson 1986), on pourrait s’attendre à ce que le locuteur, pour épargner des efforts du traitement à son interlocuteur, ait utilisé la tournure temporelle (à ce moment-là) et non déictique (ici). Donc, s’il a choisi d’utiliser ici, c’est parce que la tournure spatiale déictique (quoique plus coûteuse) produit des effets supplémentaires. Il est très important de comprendre que ces effets sont dus à la nature indexicale d’ici.

Notes
223.

Nous revenons sur la métaphore dans l’appendice de ce chapitre.