8.3.6.2 - Tu spatial et temporel

Pour notre travail, le déictique le plus intéressant est tu (ici2). Comme on peut le voir sur le tableau, il s’agit d’un déictique statique, qui, à la différence de tous les autres, n’est pas lié à une personne. Il n’est donc équivalent ni à ici ni à ni à là-bas. En effet, sa valeur est purement indexicale : le fait de dire tu en serbe est absolument équivalent au mouvement de pointer. Il est toujours associé à une démonstration. Avec tu,on pointe sur un endroit (qui n’est pas dans une relation directe avec le locuteur) ou sur un moment important. Pour cette raison, on peut l’appeler neutre.

En voici quelques exemples :

  1. Tu, tu, tu, tu me poljubi, u desno rame. (dans une chanson populaire)

Ici 226 , ici, ici, ici me embrasse dans droite épaule.

Embrasse moi, ici, ici, ici, sur l’épaule droite.

  1. Pogledaj tuna karti. Tu se nalazi to predivno ostrvce.

Regarde ici sur carte. Ici se trouve ce magnifique ilôt.

Regarde ici, sur la carte. C’est là que se trouve cet îlot magnifique.

  1. Tu bi znaci hteo da sednes? E, pa ne moze.

Là voudrais donc voulu que assois? Eh bien ne peut.

Tu voudrais donc t’assoir là ? Eh, bien ce n’est pas possible.

Manifestement, dans tous ces exemples tu réfère à un endroit et il est spatial. Mais, à notre avis, tu (à la différence de ovde ou ici) n’est pas par défaut spatial. Il tire sa valeur spatiale ou temporelle (ou abstraite) du contexte 227 .

La différence entre ovde (ici) et tamo (là) d’une part et tu de l’autre est que les premiers réfèrent à l’endroit où, respectivement, se trouvent le locuteur et l’interlocuteur, alors que cela ne vaut pas pour tu. Tu est dénué de sens, il sert tout simplement à pointer. C’est pourquoi il est plus apte à avoir des usages abstraits.

A titre d’exemple, dans les récits, tu a très souvent une fonction anaphorique. Observons des exemples tirés de la littérature serbe :

  1. Carigradska policija se drzi osvestanog nacela da je lakse nevinog coveka psutiti iz Proklete avlije nego za krivcem tragati po carigradskim budzacima. Tu se vrsi veliko i sporo odabiranje pohapsenih. (...) Tu ima sitnih i krupnih prestupnika. (Andric, Prokleta Avlija, 9)

La police de Constantinople tient au sacré principe qu’il est plus facile de libérer quelqu’un d’innocent de la Cour Damnée que de chercher le coupable dans les coins de Constantinople. C’est que le grand triage des arrêtés est effectué lentement. (...) C’est là (qu’on trouve les grands et petits criminels.

  1. Radio sam svuda i svuda su me cenili u voleli zbog mojih zlatnih ruku. Do Soluna sam dosao. I tu se ozenio. (Andric, Prokleta Avlija, 14)

Je travaillais partout et on m’estimait et aimait partout à cause de mes mains d’or. Je suis allé jusqu’à Thessalonique. C’est où je me suis marié.

Mais il y a un autre emploi de tu qui est plus intéressant pour nous. Il s’agit des cas où le narrateur annonce que l’histoire est finie :

  1. I tu je kraj. Nema vise niceg. Samo grob medju nevidljivim fratarskim grobovima... (Andric, Prokleta Avlija, 102)

Ici finit l’histoire. Il n’y a rient d’autre. Seul reste une tombe parmi les tombes invisibles des frères…

La fonction de tu est dans ce cas de pointer sur un moment. Est-il alors temporel ? On peut le comprendre comme ça. Mais l’essentiel ici est que grâce à tu le lecteur (auditeur) vit la présence d’un narrateur qui pointe et qui s’adresse à lui. Donc on a un sujet de conscience qui suit et commente l’histoire et tu crée les effets normalement associés à l’usage interprétatif. C’est pourquoi il s’accorde très bien avec le présent cinématographique dans les récits 228 . En voici un exemple :

  1. On pocinje da vice. I tu se ja jako ljutim na njega i odem.

Il commence à crier. Et ici se je très fâche sur lui et en vais

Il commence à crier. Alors je me fâche contre lui et je m’en vais.

Pour la même raison on le trouve dans la traduction de la phrase de Fauconnier et dans la traduction de l’exemple (94) 229 :

  1. Max podize noz. Tu stvari podjose rdjavim tokom.

Max leva poignard Ici choses allèrent mauvais courant

Max leva son poignard. Ici les choses se gâtèrent.

  1. Prekljuce pijem ti ja kafu kod kuce i tu zacujem neku buku od napolje.

Avant-hier bois toi je café chez maison et ici entends un bruit de dehors

Avant-hier, je bois du café à la maison, lorsque j’entends du bruit dehors.

Dans ces exemples, on accepterait difficilement l’emploi du vrai ici = ovde qui réfère toujours à l’endroit où le locuteur se trouve :

  1. On pocinje da vice. I ?ovde se ja jako ljutim na njega i odem.

Il commence à crier Et ici se je très fâche sur lui et en vais

Il commence à crier. Alors je me fâche contre lui et je m’en vais.

Pour la même raison, on ne le trouve pas dans la traduction de la phrase de Fauconnier et dans la traduction de l’exemple (94) 230 :

  1. Max podize noz. ?Ovde stvari podjose rdjavim tokom.

Max leva poignard Ici choes allèrent mauvais courant

Max leva son poignard ; ici les choses se gâtèrent.

  1. Prekljuce pijem ti ja kafu kod kuce i ?ovde zacujem neku buku od napolje.

Avant-hier bois toi je café chez maison et ici entends un bruit de dehors

Avant-hier, je bois du café à la maison, lorsque j’entends du bruit dehors.

Il existe encore un emploi temporel de tu, dans l’expression tu i tamo (ici et là),laquelle signifie parfois, occasionnellement :

  1. Ne dolazi cesto, vec svrati tu i tamo kod nas.

Ne vient souvent mais passe ici et là chez nous

Il ne vient pas souvent, mais il passe occasionnellement chez nous.

Cette interprétation est possible à cause de l’imprécision du sens de tu i tamo : comme il n’y a pas de clés contextuelles ni pour préciser à quoi réfère tu et à quoi réfère tamo, ni pour les définir l’un par rapport à l’autre, on est dans une distribution temporelle non- ordonnée : il vient à certains moments mais sans régularité.

Quelle est la conséquence de ces observations sur tu sur nos conclusions concernant l’usage temporel des déictiques spatiaux ? On a prouvé que le trait qui rend possible ce type d’usage est leur capacité de pointer sur une entité pertinente. Si l’on accepte cela, on n’a pas besoin d’introduire des métaphores (l’espace devient le temps) à la Fauconnier et de parler des chemins abstraits. De plus il semble également qu’on n’ait pas vraiment besoin de l’usage interprétatif mais juste du fait que l’on pointe.

Avec cette analyse des usages non standard des expressions déictiques nous achevons la dernière partie de notre thèse.

Notes
226.

Nous le traduisons tantôt avec ici, tantôt avec là. Cependant, cette relation n’est pas symétrique, car, comme on le verra plus tard, lorsque le ici français réfère à l’endroit où se trouve le locuteur, il ne peut pas être traduit avec tu.

227.

Donc son interprétation spatiale ou temporelle fait partie de ses explicitations (voir chapitre 2).

228.

Sur le présent cinématographique en serbe, voir Asic 2000.

229.

(94) Juzi, ni-na-kunywa kahawa nuimbani, hapa ni-na-sikia makelele inje.

Avant-hier je-MTA-boire café à maison ici je-MTA-entendre bruits dehors

Avant-hier, je bois du café à la maison, lorsque j’entends du bruit dehors.

230.

(94) Juzi, ni-na-kunywa kahawa nuimbani, hapa ni-na-sikia makelele inje.

Avant-hier je-MTA-boire café à maison ici je-MTA-entendre bruits dehors

Avant-hier, je bois du café à la maison, lorsque j’entends du bruit dehors