9.2 - Perspectives 232

Le but principal de cette thèse était d’analyser les prépositions spatiales, temporelles et spatio-temporelles. Mais nous avons aussi, dans notre analyse sur la relation entre R et S à travers les langues, abordé un autre terrain où l’on examine non seulement des prépositions mais aussi d’autres expressions linguistiques (les temps verbaux, les verbes et les adverbes déictiques). Nous avons vu que les différentes langues explicitent plus ou moins l’opposition S=R et S≠R dans le domaine temporel (elles ont plus ou moins de temps verbaux et plus ou moins de prépositions temporelles), mais que, par contre, il y a une uniformité dans le domaine spatial. Il y a quand même une différence non-négligeable entre les systèmes des prépositions spatiales dans les différentes langues. Ainsi, il y a des langues dotées d’un assez grand nombre de prépositions dénotant les différents types de relations spatiales (par exemple le français, l’anglais et les langues slaves) et des langues qui ont peu de prépositions spatiales (par exemple, le kikuyu, le louo et l’hébreu 233 ). On peut donc imaginer quatre types de situations possibles :

  1. Les langues avec un système de temps verbaux riche et avec un système de prépositions spatiales riche (c’est le cas du français).
  2. Les langues avec un système de temps verbaux riche et avec un système de prépositions spatiales pauvre (c’est le cas du kikuyu).
  3. Les langues avec un système de temps verbaux pauvre et avec un système de prépositions spatiales riche (c’est le cas des langues slaves).
  4. Les langues avec un système de temps verbaux pauvre et avec un système de prépositions spatiales pauvre (c’est le cas de l’hébreu et du japonais).

Nous aimerions nous arrêter sur un phénomène en français (et en anglais) connu sous le nom de interprétation spatio-temporelle avec des verbes de mouvement (Asher et al., 1995). A titre d’exemple en français (et en anglais) on peut dire :

  1. Après dix kilomètres il s’est arrêté à la station service.
  2. After ten kilometres he stopped at the gasoline station.

Dans ces exemples, la préposition spatio-temporelle après est employée avec un terme spatial, mais l’interprétation est temporelle grâce au type du verbe : il s’agit d’un verbe de mouvement. Il serait intéressant de voir si c’est également possible dans les langues qui n’ont pas de système de prépositions spatiales (et spatio-temporelles) riche (comme le kikuyu ou l’hébreu).

En serbe, par exemple, on peut avoir une phrase analogue à celle du français, avec la préposition posle (après) :

  1. Posle deset kilometara zaustavio se kod benzinske pumpe.

Après dix kilomètres arrêté se chez essence pompe

Après dix kilomètres il s’est arrêté à la station service.

Rappelons que, dans cette langue, la préposition iza (derrière) a aussi un usage temporel (iza rucka = après le déjeuner). On pourrait donc s’attendre à ce que, dans les phrases de ce type, on puisse employer la préposition iza  :

  1. *Iza deset kilometara zaustavo se kod benzinske pumpe.

Derrière dix kilomètres arrêté se chez essence pompe

Cependant cette phrase n’est pas correcte en serbe. Cela montre que le sens d’après est temporel et que les interprétations spatiales sont créées grâce au mécanisme de la coercion. Dans les phrases du type (14) (ou (16) en serbe), le SN dix kilomètres est grâce à la coercion élevé au statut de SV (comme si on avait après avoir marche dix kilomètres). En serbe, c’est possible uniquement avec la préposition posle et non avec la préposition iza, qui ne peut jamais avoir comme argument un SV.

Passon à l’hébreu, qui, comme par exemple le kikuyu, a une seule préposition pour devant – avant et une autre pour derrière – après :

  1. Aharei 10 kilometre hou atzar Betahanat delek

Derrière di kilomètres il arrêté station essence

Après dix kilomètres il s’est arrêté à la station service

Comme le montre l’exemple ci-dessus, il est possible en hébreu dans ce cas d’utiliser la préposition aharei (derrière / après). Le problème qu’il faut résoudre ici est le sémantisme des prépositions de ce type qui devrait (dans le cas de aharei, par exemple) réconcilier les notions de région frontale et de région antérieure (voir le chapitre 5 de notre thèse).

Une autre chose serait intéressante dans cette analyse typologique. En effet, on pourrait observer l’acquisition de la deuxième langue et voir si les enfants (ou les adultes) dont la langue maternelle a un système de temps verbaux (ou de prépositions spatiales) pauvre peuvent maîtriser une langue où ces systèmes sont riches (par exemple un locuteur de l’hébreu apprend l’anglais). De même, on pourrait examiner les problèmes que le locuteur d’une langue aux systèmes de prépositions et de temps verbaux riches a dans l’acquisition d’une langue aux systèmes de prépositions et de temps verbaux pauvres, et ce notamment dans la communication où l’interprétation des énoncés dépend beaucoup du contexte (lorsque, par exemple, un locuteur du français apprend le japonais).

Il y a un autre domaine dans lequel nous aimerions beaucoup effectuer des recherches. Dans notre thèse nous avons analysé des usages standard et non-standard des prépositions spatiales et temporelles dans des langues qui sont différentes dans une certaine mesure mais qui utilisent toutes le cadre de référence relatif et le cadre de référence intrinsèque. Il serait très intéressant d’analyser les usages temporels des expressions spatiales (et des usages spatiaux des expression temporelles) dans des langues au système de référence absolu (cf. Levinson, 2003 et chapitre 4). Disons pour l’instant que dans ses travaux Bohnemeyer (Bohnemeyer, 2002) a déjà montré qu’en yukatek maya (langue au système de référence absolu) il n’y a ni temps verbaux, ni prépositions équivalentes à avant et après. Il serait également souhaitable d’étudier la représentation du temps chez des locuteurs natifs de langues au système de référence absolu. Pour ce faire, on pourrait envisager certaines expériences psycholinguistiques.

Rappelons enfin que Hans Castorp, le héros de notre roman préféré, La Montagne Magique (Thomas Mann), a passé sept ans au sanatorium sans faire rien d’autre que réfléchir et de discuter, notamment sur le temps et l’espace. Et cela ne lui a pas suffi pour comprendre ces deux domaines fascinants. Nous avons consacré exactement la moitié de ce laps temporel (à savoir trois ans et demi) à notre étude du temps et de l’espace. Cela signifie que cette thèse n’est que le commencement de notre travail dans ce domaine. Nous espérons néanmoins que c’est un bon commencement.

Notes
232.

Je remercie beaucoup Nicholas Asher pour nos discussion sur les perspectives de ma thèses et pour les idées qu’il m’a données sur la relation entre les langues aux systèmes de prépositions spatiales riches et aux systèmes de prépositions spatiales pauvres.

233.

Pour les informations sur l’hébreu, je remercie beaucoup Zvi Sadeh.