La découverte de l'histoire des villes est née pour moi de la rencontre de trois ouvrages très différents : d'une part, le livre d'Arlette Farge, la vie fragile, qui m'a fait quitter les chemins alors très balisés de l'histoire politique ; d'autre part, l'ouvrage collectif Histoire de la France urbaine, dont les différents tomes proposent une connaissance érudite, presque vertigineuse, de la construction de notre citadinité. Enfin, rencontre plus tardive, celle du Belleville décrit par Gérard Jacquemet.
Arlette Farge tout d'abord : ses textes renvoient à la domination, dans l'histoire de l'histoire urbaine, des médiévistes et des modernistes. Certes, sa pratique de l'histoire peut paraître marginale ; mais elle s'inscrit aussi dans un champ historiographique qui cherche à mieux comprendre les réalités quotidiennes des anonymes citadins. Dès lors, découvrir les anonymes, ceux dont les archives ne parlent qu'en creux, peut être envisagé comme un formidable enjeu de l'histoire sociale.
Cet axe n'est pas le seul présent dans ce travail. L'ouvrage de Bernard Lepetit sur les villes en France de 1740 à 1840 confirme l'intérêt d'une histoire des armatures urbaines, de l'aménagement de l'espace ou des réseaux urbains 3 . Ces thématiques nous ramènent à l'histoire des politiques urbaines, mais vues de l'échelle locale et non pensées par l'Etat. Dans cette démarche, on retrouve la synthèse sur l'histoire de la France urbaine, qui propose à la fois une analyse des discours intellectuels sur la ville 4 et du vécu quotidien des citadins 5 . Les pratiques urbaines édilitaires deviennent alors de réels objets d'histoire.
Gérard Jacquemet enfin : son analyse de la lente progression d'un village des faubourgs vers le monde urbain, de la transformation des usages du sol, de l'intégration dans l'urbanité parisienne du paysage faubourien et de ses habitants m'a semblé poser deux questionnements centraux pour les historiens de la ville, l'un sur la construction d'un modèle urbain, l'autre sur les critères d'appartenance à l'urbanité qui permettent de définir le citadin.
Paradoxalement, l'histoire contemporaine a eu plus de mal à investir l'objet "ville", soit que, pour la période la plus contemporaine, elle ait délaissé le terrain au profit des géographes ou des sociologues, soit que la "ville de l'âge industriel" ne soit finalement, du fait de l'industrialisation et de la croissance urbaine, un terrain aux contours plus flous. La ville quitte les murs qui l'enserrent, et les historiens de la ville se trouvent confrontés à des sujets d'étude plus vastes encore que ceux que la ville médiévale, circonscrite, semblait permettre.C'est en tout cas le constat que dressait de cette genèse difficile de l'histoire contemporaine des villes une équipe de chercheurs réunie autour d'Annie Fourcaut en 1990 6 .
Ainsi, ce sont surtout les phénomènes de la croissance urbaine et de l'industrialisation qui vont être privilégiés dans les études novatrices sur la ville contemporaine, à l'image de l'ouvrage de Jean Bastié sur la croissance de la banlieue sud de Paris 7 . Cet axe de recherche conditionne de nombreux travaux ultérieurs sur la banlieue parisienne, associant l'analyse démographique et sociale des communes suburbaines à une autre approche fondamentale dans l'histoire de la banlieue, celle de l'histoire politique 8 . Par ailleurs, l'importance des travaux urbains entrepris à Paris dans le second XIXe siècle, l'invention d'une forme nouvelle de ville qui donne naissance à un paysage de façade et la domination d'un nom propre devenu adjectif, celui d'Haussmann, expliquent en partie le fait que l'accent soit alors davantage mis sur les formes urbaines. Architectes et urbanistes s'emparent, parfois avec brio 9 , de ce nouveau paysage urbain qui transforme la capitale et la hisse au premier plan européen, confinant les essais architecturaux des villes de province au rang d'imitation 10 , et délaissant les quartiers que l'on nomme alors "excentriques", périphéries urbaines dont le manque d'appâts explique le rejet.
Entre industrialisation et morphologie urbaine, le champ était ouvert pour d'autres études qui nourrissent la réflexion sur le monde urbain. En réfléchissant à l'envers du décor haussmannien, Jeanne Gaillard et Gérard Jacquemet ont ouvert la voie à une autre histoire sur Paris, qui prendrait en compte les phénomènes de croissance démographique et urbaine, mais un peu moins le bâti et un peu plus les habitants 11 . De grandes thèses d'histoire sociale urbaine voient alors le jour, quittant un peu Paris omniprésent dans l'historiographie du XIXe siècle 12 . L'histoire des groupes sociaux urbains, et tout particulièrement des élites, se développe à partir des études portant sur le XIXe siècle : c'est le cas de Jean-François Chaline sur Rouen, comme d'Adeline Daumard sur les bourgeoisies parisiennes.
Qu'en est-il de l'histoire de la banlieue ? Celle-ci semble à première vue absente de ce rapide panorama de l'histoire des villes contemporaines. Pendant longtemps, parallèlement au renouveau de l'histoire urbaine à la fin des années 1970, et certainement en lien avec la banalisation du phénomène des banlieues urbaines françaises 13 , un champ nouveau de l'histoire urbaine s'est écrit, celui de l'histoire de la banlieue. Gérard Jacquemet avait ouvert la voie dans son ouvrage de 1984 ; il ne faut pas totalement oublier les précurseurs, tels Pierre George rassemblant en 1950 dans un ouvrage intitulé études sur la banlieue des contributions diverses, dont l'une de Maurice Agulhon sur Bobigny. Pourtant, c'est de l'histoire du mouvement ouvrier que viendront les études prenant comme objet la banlieue, en l'occurrence des municipalités progressistes, socialistes puis communistes, de la banlieue parisienne. C'est la perspective prise par Jean-Paul Brunet dans sa thèse sur Saint-Denis. Il indique dans son introduction méthodologique que "l'intérêt d'un travail sur la banlieue est qu'il s'agit d'un espace peu défriché". Sur cet espace novateur, "son objectif est de définir le lien entre groupe social et "conscience de classe", et les raisons (sous-entendues sociales, liées à l'exploitation patronale ou au caractère profondément industriel de Saint-Denis et de la banlieue nord) du passage au socialisme et ensuite dès 1920 au communisme 14 ". Histoire politique ayant pour cadre la banlieue, sans aucun doute, en tout cas dans les présupposés et dans sa filiation avec l'histoire du mouvement ouvrier, sa thèse ouvre cependant d'autres perspectives car elle cherche à utiliser les conclusions de l'histoire urbaine définie par Jean-Claude Perrot 15 et propose aussi une forme d'histoire totale comme manière d'expliquer le politique. De la même manière, la thèse d'Annie Fourcaut 16 est une thèse d'histoire politique, aux interrogations modernes, puisqu'elle se pose finalement la question d'une culture politique communiste construite au cœur de la "banlieue rouge" : "ce livre", écrit elle en introduction, "repose sur une double étude : l'analyse du thème de la banlieue rouge et l'étude monographique du Bobigny de l'entre-deux-guerres. Cette architecture est fonction de notre hypothèse principale : on ne peut comprendre la naissance et affermissement des "cités rouges" si on ignore le contexte idéologique dans lequel elles se sont développées" 17 .
L'histoire des banlieues, au départ centrée en France autour de l'histoire des banlieues ouvrières, a toutefois connu d'autres formes d'investigations, encouragées par la New urban History anglo-saxonne. L'histoire du peuplement, celle des mobilités y rejoint parfois les études de précurseurs sur les communautés immigrés.
L'histoire des mobilités résidentielles et professionnelles, source du peuplement urbain de la fin du XIXe siècle, sont ainsi au cœur des interrogations de Maurizio Gribaudi sur Turin au début du XXe siècle ou d'Olivier Faron sur Milan 18 . Sans forcément utiliser le même type de corpus ni la même échelle, d'autres démarches sont engagées pour comprendre les mobilités locales, à la fois par P.-A. Rosental pour les migrations à l'échelle nationale, et par Alain Faure pour les migrations entre Paris et la proche banlieue 19 . Le rapport à l'ethnographie historique, très présent chez Gribaudi, est un indice supplémentaire de l'intérêt de l'interdisciplinarité pour faire l'histoire des villes.
L'histoire de l'émigration utilise pleinement cette interdisciplinarité, que ce soit dans les étude de Martine Segalen sur Nanterre, de Marie-Claude Blanc-Chaléard sur les Italiens dans la banlieue Est de Paris ou de Nancy Green sur le quartier du sentier 20 . Le "détour" emprunté par Catherine Neveu dans son étude sur les Bangladeshi de Londres 21 confirme l'intérêt de l'utilisation d'outils nombreux et divers, empruntés aux sciences sociales, pour saisir la complexité du monde citadin.
L'histoire engagée dans notre étude ne doit qu'en partie à ces approches, ne serait-ce que parce qu'elle néglige les communautés étrangères, mais elle s'inspire de ces analyses dans l'appréhension du peuplement banlieusard, à l'image de ce que Jean-Claude Farcy avait engagé dans Les premiers banlieusards 22 . Ces approches relativisent en partie l'analyse de la croissance démographique des espaces périphériques fondée sur le primat de l'industrialisation, et rejoint la relecture des processus de modernisation du tissu économique en région parisienne, proposée par Catherine Omnès dans les Ouvrières parisiennes, dont les axes de recherches ont été nécessaires à la compréhension du terrain étudié.
Lepetit, B. Les villes en France à l'époque moderne, 1740-1840. A. Michel, 1988.
Choay Françoise, "Pensées sur la ville, arts de la ville" in Agulhon M. et al., Histoire de la France urbaine, tome 4 : La ville de l'âge industriel, Points Seuil, 1998 [1983].
Lequin Yves, "Les citadins et leur vie quotidienne" in Agulhon M. (dir.), La ville de l'âge industriel. Le cycle haussmannien, Points Seuil, 1998, pp. 334-336.
Baudouï, R., Faure, A., Fourcaut, A., Morel, M. et Voldman, D. "Ecrire une histoire contemporaine de l'urbain", Vingtième siècle. Revue d'Histoire. 27, sept. 1990, pp. 97-105, à compléter, pour une histoire plus contemporaine des villes, par Fourcaut, A. "l'histoire urbaine de la France contemporaine : Etat des lieux", Histoire Urbaine, 8/déc. 2003, pp. 171-173.
Bastié Jean, La croissance de la banlieue parisienne, Paris, Puf, 1964, 624 p.
Brunet Jean-Paul, Une banlieue ouvrière : Saint-Denis, 1890-1939, Problèmes d'implantation du socialisme et du communisme, Thèse 1982, 3 vol., 1647 p.
Je pense à l'ouvrage de François Loyer, Paris XIX e siècle, l'immeuble et la rue, et au documentaire "Paris, roman d'une ville", tourné en 1991 par Stan Neumann accompagnant François Loyer dans un voyage dans le Paris haussmannien, montrant aussi l'envers du décors. [Paris, roman d'une ville. Documentaire de Stan Neumann, (Fr., 1991), N&B, 50mn.]
Darin, M., "les percées urbaines au XIXe siècle", Annales ESC, 1988, pp. 471-503.
Gaillard, J. Paris, la Ville. L'Harmattan, 1984 (1977) ; Jacquemet, G., Belleville au XIX e siècle. Du faubourg à la ville. Ehess, 1980.
Conclusion de B. Lepetit sur le poids de la capitale, in les villes dans la France moderne, 1740-1840, A. Michel, 1988, p. 406.
La "sarcellite" date de la fin des années 1960, mais sociologues et romanciers ont aussi décrit le bonheur de vivre dans les grands ensembles, à l'image de Christiane Rochefort. Aujourd'hui décriés parce que foyers de violence et de radicalisme, les grands ensembles ont été une réelle bouffée d'oxygène dans la vie de nombreux banlieusards et parisiens mal logés, voire sans logement, comme le montre la campagne de l'abbé Pierre en février 1954. La construction des grands ensembles, la mise en place d'une politique de la ville avec la création des villes nouvelles est une rupture dans l'intervention de l'Etat en matière de logements ; cette rupture coïncide aussi avec le besoin de retour sur la banlieue d'avant les grands ensembles, celle de l'entre-deux-guerres, du métallo et de Jean Gabin.
Brunet, Jean-Paul, Une banlieue ouvrière : Saint-Denis (1890-1939). Problèmes d'implantation du socialisme et du communisme. Thèse, Paris IV, 3 juillet 1978. 3 tomes. VI-1637 p.
Perrot J. C. Genèse d'une ville moderne. Caen au XVIII e siècle. Mouton, 1975.
Fourcaut, Annie. Bobigny, banlieue rouge. Paris, Editions Ouvrières – Presses de la FNSP, 1986. 205 p.
Fourcaut, Annie, op. cit. p. 11.
Gribaudi, M. Itinéraires ouvriers. Espaces et groupes sociaux à Turin au début du XX e siècle, Ehess, 1987 ; Faron Olivier, La ville des destins croisés : recherches sur la société milanaise du XIXe siècle,1811-1860. EFR 1997.
Rosental Paul-André, Les sentiers invisibles, espaces, familles et migrations dans la France du XIXe siècle, Paris, EHESS, 1999 ; Farcy Jean-Claude, et Faure Alain, La mobilité d'une génération de Français. Recherche sur les migrations et les déménagements vers et dans Paris à la fin du XIX e siècle, Cahiers de INED 151, 2003.
Segalen M., Nanterriens, les familles dans la ville : une ethnologie de l'identité. PU du Mirail, 1990 ; Green, N., Du sentier à la 7 e avenue. La confection et les immigrés, Paris-New-York, 1880-1980, Seuil, 1998 ; Blanc-Chaléard, M.-C., les Italiens dans l'Est parisien : une histoire d'intégration, 1880-1960, EFR, 2000.
Neveu C., Communauté, nationalité et citoyenneté. De l'autre côté du miroir : les Bangladeshi de Londres, Kartala, 1993.
Faure Alain, (dir.), Les premiers banlieusards. Aux origines de la banlieue de Paris, 1860-1940, Créaphis, 1991