Axes et méthodes

Des élites anonymes : un paradoxe ?

Les édiles sont donc au cœur de ce sujet d'étude. Très rapidement donc, à travers cette absence de visibilité (donc de déficit de notoriété) s'est posée la question de la notion d'élite. L'utilisation du mot pose problème à l'historien, comme le rappelle Claude Petitfrère dans son introduction au colloque sur les Patriciats urbains 28 . Le problème réside dans une définition exogène des termes concurrents d'élite, de patriciat ou de notable, alors que ce sont les individus eux-mêmes qui se désignent ainsi, qui proclament leur appartenance de groupe. On ne peut voir les élites dans les recensements sans proposer une grille de lecture de ceux-ci, et sans partir d'une définition d'eux-mêmes construite par ces acteurs. Le cas, étudié par Jean-Luc Pinol à Lyon, des annuaires est en ce sens révélateur : c'est l'inscription dans le bottin qui fait l'élite, plus qu'une définition exogène, "scientifique", qui partirait par exemple des niveaux de fortune.

L'ambiguïté d'une définition qui est créée par les acteurs eux-mêmes du sujet d'étude est d'autant plus forte que l'on se situe dans un espace social marqué par la mixité mais aussi par l'absence de représentation des plus riches. Comparer la ventilation des professions et des revenus des habitants de banlieue et de ceux de Paris permet très vite de voir l'absence du monde de la haute bourgeoisie. Pourtant, les édiles banlieusards appartiennent au monde de l'élite, mais un monde qui n'a aucune commune mesure avec celui décrit pour Rouen ou pour Paris 29 . Est-ce dire que les petites villes ne peuvent accueillir une élite urbaine ? Cette question pose ici la pertinence d'une définition des élites. Puisque le niveau de revenu ne peut être, dans le terrain considéré, un critère unique de différenciation, il est nécessaire de chercher d'autres critères : appartenance au conseil municipal, endogamie, mais surtout représentation de soi. Bref, la recherche des élites urbaines en banlieue parisienne sera l'occasion d'un enrichissement de la définition du terme pour la période contemporaine 30 .

C'est consciente de la difficulté d'appréhension de l'objet qu'il m'a semblé pertinent, non de l'esquiver, mais de le contourner. En choisissant de me focaliser sur les édiles, je définis a priori mon ensemble d'acteurs ; leur position édilitaire sera un moyen de caractériser ces hommes qui choisissent ou qui sont choisis pour assurer la fonction mayorale. La notion d'élite n'est ainsi plus constitutive de l'objet d'étude, elle en est un critère d'analyse, et il sera alors pertinent de les qualifier, tant par leur patrimoine que par les attributs de distinction dont ils se parent pour être, aux yeux des autres, une élite urbaine. C'est ainsi que la notion d'élite moyenne pourra ensuite être utilisée pour qualifier le niveau social des édiles banlieusards.

Ces interrogations sur les formes de notabilité sont déjà anciennes. Christophe Charle 31 signale les difficultés méthodologiques de ce type d'objets, et confirme, en centrant son étude sur des élites visibles dans les archives, l'intérêt d'un travail plus approfondi sur d'autres formes de notabilités. Dans ce sens, c'est ce qu'a entrepris Jean Luc Pinol, sur un corpus plus large, dans son ouvrage sur les mobilités de la grande ville 32 . Or, dans le cadre de ce sujet, je suis en présence d'à peine 35 maires, allant du plus obscur horticulteur à un juriste parmi les plus importants de l'Etat. Cela confirme l'intérêt à se poser la question des attributs de la notabilité locale en banlieue parisienne, ainsi que celle des formes de légitimité utilisées par les édiles pour parvenir au pouvoir. Le relatif silence des archives permet aussi de comprendre l'intérêt de se focaliser sur ces "petites élites", déjà étudiées par le groupe de recherche dirigé par M. Agulhon 33 , et pose avec acuité la nécessité d'une définition étoffée de ces élites ainsi que l'évolution des rouages de la légitimité politique. Dans ce sens, l'étude entreprise doit autant à l'histoire sociale qu'à la science politique.

Notes
28.

Petitfrère Claude, éd., Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains, de l'Antiquité à nos jours, Tours, Cehvi, 1999

29.

Sur Rouen : Chaline Jean-Pierre, Les bourgeois de Rouen. Une élite urbaine au XIXe siècle, Paris, Presses de la FNSP, 1982; Daumard Aline, Les bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815, Flammarion 1991.

30.

Cette interrogation sur la pertinence des termes d'élite et sur les critères de distinction parcourt le champ historiographique. Pierre Monnet signale ainsi la pertinence des critères culturels et de représentation pour définir les élites urbaines. Monnet, les villes d'Allemagne, Picard, 2004.

31.

Charle Christophe, Les Elites de la République, 1880-1900, Fayard 1987, 556 p.

32.

Pinol Jean-Luc, Les mobilités de la grande ville, Presses de la FNSP, 1991.

33.

Agulhon, M. dir., Les maires en France du Consulat à nos jours, PU Sorbonne, 1986.