Pour une histoire sociale des villes.

Ainsi, la ville des élites locales se veut une histoire sociale de la ville. En prenant comme objet les édiles, élites circonscrites certes, mais dont le rapport au pouvoir politique est lié à leur fonction mayorale, il s'agit de réfléchir aux pratiques et aux représentations de l'urbain dans le monde de la banlieue parisienne, à une période où cette dernière ne se définit pas encore comme un espace à l'identité politique fortement revendiquée. Le lien partisan entre ces édiles et les premiers partis politiques est donc faible : il ne s'agit pas de dresser le portrait des pratiques républicaines de la ville, comme on a pu dresser le portrait des pratiques communistes de la banlieue pour l'entre-deux-guerres, mais bien de donner des contours précis au monde des notables locaux. Finalement, derrière ce portrait des édiles locaux, il s'agit de s'interroger sur l'existence d'une identité urbaine dans le monde banlieusard. Les élites sont aussi les acteurs de cette première banlieue, et leur possibilité démiurgique de transformer l'espace dans lequel vivent leurs administrés engendre logiquement un modèle urbain. Construire la ville, pour les édiles banlieusards, est-ce prendre conscience de l'urbanité de la banlieue ou n'envisager cette construction que par mimétisme au modèle parisien ? Alors que le discours sur la banlieue se nourrit d'images noires d'un espace en quête d'urbanité, ne peut-on pas voir, dans les pratiques urbaines édilitaires d'avant 1914, comme dans leurs représentations de l'espace, émerger une autre "identité banlieusarde" ?

Dans une première partie, acteurs et territoires seront analysés. En premier lieu, à travers l'analyse de l'espace social et professionnel de la banlieue sud-ouest, il convient de s'interroger sur la réalité de la situation périphérique de cette partie de l'agglomération parisienne. Comprendre comment on peut vivre, travailler et entreprendre en banlieue suppose une description des évolutions entre 1860 et 1914, évolutions qui font apparaître rapidement la situation particulière de cet espace à l'écart des lieux d'industrialisation lourde. C'est donc un monde de la mixité sociale qui est mis en lumière, monde qui se transforme avec lenteur à la veille de la guerre de 1914. La banlieue sud-ouest est un espace en proximité avec les faubourgs parisiens. (chapitre 1).

Sur ce territoire vivent, travaillent parfois, administrent toujours les acteurs qui sont au cœur de notre sujet. Le chapitre 2 dresse ainsi le portrait (ou plutôt les portraits) de ces maires de communes de banlieue entre 1860 et 1914.

Dans la seconde partie, ce sont les pratiques urbaines des édiles qui sont analysées. Tout d'abord, leur manière de gérer la ville, les priorités différentes qui apparaissent et qui évoluent en fonction du temps doivent être décrites avec minutie, pour en comprendre la richesse et le foisonnement. L'irruption de l'urbain dans le monde banlieusard est alors une évidence au regard de ces pratiques urbaines (chapitre 3). En second lieu, les conflits de l'espace local m'ont semblé être des éléments pertinents pour saisir la lente constitution d'une identité banlieusarde, identité politique faite d'opposition à la ville-centre, Paris, mais aussi de manière positive, grâce à la constitution d'un syndicat intercommunal pour la gestion du gaz (chapitre 4).

Enfin, le retour sur les représentations, revendiqué par Bernard Lepetit, est nécessaire pour décrire et analyser cette ville qu'administre les édiles. Pour cela, il faut confronter les pratiques et les discours des édiles aux autres champs qui produisent un discours sur la ville : intellectuels, savants, politiques mais aussi producteurs de normes sont mis à contribution pour comparer l'action édilitaire en banlieue aux modes et aux enjeux qui parcourent la société française. Dès lors, l'idée d'une identité banlieusarde doit être en partie nuancée, tant on s'aperçoit de la perméabilité du discours local aux enjeux nationaux, comme de la faible capacité de ces édiles à innover dans la gestion urbaine (chapitre 5). Quittant le discours pratique, il faut aussi se pencher sur les images qui semblent constituer la ville rêvée de ces édiles. Ici, c'est une forme de géographie sensible de la banlieue qui est mise en scène, qui privilégie certains lieux sur les territoires communaux et, de manière continue sur l'ensemble de la période, entrevoit la banlieue comme un espace délaissé et marginal qui butte sur les fortifications de Paris. Si les termes stigmatisent le rejet, certaines pratiques festives ou certaines images montrent la permanence d'un discours positif sur la banlieue (chapitre 6). L'imaginaire de la banlieue est donc complexe et permet de mettre en lumière un discours "de la banlieue sur la banlieue" parfois différent de celui véhiculé par les élites nationales, ou, pis encore, parisiennes.