La position du bassin parisien comme zone de confluence et de carrefour n'est plus à montrer. Espace précoce de rencontres, la faiblesse des obstacles a largement facilité l'installation précoce des hommes sur ce territoire, en dépit de sa position excentrée par rapport aux grandes voies marchandes du Moyen-Âge, privilégiant la vallée du Rhin et l'axe rhodanien dans les relations complexes entre Italie du nord et pays hanséatiques. Au cœur de cet espace, la ville capitale joue rapidement un rôle central, la domination du poids démographique de l'ensemble parisien s'accentuant avec l'industrialisation 80 . L'extension des faubourgs et la densification de l'espace bâti central constituent les formes spatiales dominantes de la croissance parisienne. La création des départements, et tout particulièrement du département de Paris par le décret des 3 et 14 janvier 1790, limite territorialement l'agglomération parisienne et propose à cette dernière un espace par endroit bien étroit. De plus, le département ainsi créé est totalement enclavé dans celui de la Seine-et-Oise, qui, au sud-ouest de Paris, commence à Meudon, et qui tend à donner à sa préfecture, Versailles, un poids politique considérable contrastant avec le relatif endormissement économique de la ville 81 . Limites administratives, les départements de la Seine et de la Seine-et-Oise ont-ils été pour autant des espaces limitant la croissance de l'urbanisation ? Dans de nombreux lieux, la croissance urbaine fait fi de ces limites, alors qu'elle utilisera entièrement celles, beaucoup plus réelles, enserrant Paris dans des murs fiscaux et défensifs 82 .
Le XIXe siècle, siècle de la croissance des villes en Europe, est aussi celui de l'accélération de la polysémie du mot 83 . La ville des temps modernes est encore largement close de murs, et définir la ville passe avant tout par une description qui insiste certes sur la densité du bâti, mais surtout sur la clôture de l'espace 84 . En brisant les privilèges et le cadre juridique d'Ancien Régime, la Révolution française a aussi détruit le sens du terme. Il a donc fallu trouver un autre cadre de définition, et la généralisation des taxinomies par la taille de la population agglomérée, à partir de la Restauration, confirme le changement de perception du mot 85 . Bernard Lepetit a nuancé le bouleversement que pourrait représenter la coupure sémantique de la Révolution : L'Encyclopédie déjà propose une pluralité des définitions pour le mot "ville", tout en confirmant la prégnance des définitions juridiques et fonctionnelles 86 .
La rupture juridique de 1789 est centrale parce qu'elle transforme largement l'image de la ville chez les contemporains. En créant les communes sur un principe égalitaire, la loi française ne permet plus la définition de la ville sur le privilège de l'autonomie par rapport au pouvoir royal. Mais l'embarras des administrateurs devant l'égalitarisme ainsi créé se révèle très vite : pour décider de l'élévation au rang de chef lieu, pour déterminer les limites cantonales et accorder le statut de chef lieu de canton, le recours aux critères fonctionnalistes perdure longtemps, même si ils sont délaissés au profit d'une analyse statistique de la population urbaine 87 .
A partir de l'Empire, le statut de ville va donc être d'abord déterminé par la taille de l'agglomération, non sans hésitation. Avant le milieu du siècle, l'ensemble des critères, qualitatifs et quantitatifs, se sont mêlés 88 . A partir de 1846, en France, la limite des 2000 habitants agglomérés au chef lieu va devenir un critère uniforme pour l'ensemble du territoire.
Ce passage du descriptif au qualitatif puis au quantitatif est plus qu'une simple évolution des termes : il signale l'importance ressentie par les contemporains de la croissance urbaine tout au long du XIXe siècle. Certes, l'utilisation quasi unique à partir du milieu du XIXe siècle du critère du nombre peut être lié au développement de la science statistique, que l'on retrouve dans de nombreux autres exemples et qui trouvera dans la ville un terrain de choix pour ces "comptages 89 ". Mais la continuité de l'utilisation de cet outil statistique jusqu'aux lendemains de la guerre signale l'importance du phénomène. Le XIXe siècle ouvre l'ère de la croissance urbaine dans des rythmes jusqu'ici peu habituels. Dès lors, il n'y a plus cette unité entre espace enserré entre ses murs et privilège politique : la croissance urbaine dépasse les murs, fabrique de l'urbain au-delà des fortifications, elles-mêmes devenues nettement moins défensives depuis le milieu du siècle, tout en inventant ou généralisant d'autres termes pour ces nouvelles excroissances : faubourgs et banlieue hors les murs constituent de plus en plus un élément essentiel du paysage urbain du XIXe siècle. 90
Bien sûr, cette croissance est loin d'être linéaire. Derrière une tendance longue (évaluée à 1,47 % entre 1800 et 1910 en rythme annuel 91 ) se cachent des rythmes parfois hachés, une succession d'accélérations et de ralentissements, rarement une explosion urbaine telle que les connaissent aujourd'hui les villes des pays en développement 92 . Cette diversité des rythmes de croissance du nombre de citadins, déjà largement étudiée 93 , se retrouve dans l'évolution de la population parisienne. L'entrée dans le monde urbain se mesure autant qu'elle se qualifie.
Or l'observation des rythmes de croissance de la population parisienne d'une part et de l'ensemble du département de la Seine d'autre part permet de fructueuses comparaisons. Marcel Roncayolo a élaboré une typologie des formes de croissance des villes françaises. Il paraît intéressant d'observer, à l'échelle plus fine de l'agglomération parisienne, les écarts des rythmes de croissance, afin de mettre en évidence une première temporalité et de qualifier l'explosion urbaine de la banlieue parisienne. Car, au-delà du constat de croissance exponentielle de la population banlieusarde, très marquée dans l'entre-deux-guerres et accentuée après 1945, il semble pertinent d'observer les types de villes de banlieue qui émergent à la veille de la première guerre mondiale.
Roncayolo, "Logiques urbaines", in Agulhon, Choay et al, La ville de l'âge industriel, op. cit., pp. 17-74 ; Lepetit, Bernard, Les villes dans la France moderne, op. cit.
Lévy-Vroeland Cl., "Un espace ouvert : usages sociaux du logement en ville entre 1830 et 1880", Recherches contemporaines, n° 3, 1995-1996, pp. 66 et suiv.
Sur la constitution du département de la Seine et de la Seine-et-Oise comme un "espace vécu", voir le DEA de Cl. Fredj, "Perception, représentation, image du département : la création d'un espace à travers l'exemple de la Seine et de la Seine-et-Oise entre 1790 et 1964", Ehess (B. Lepetit), juin 1993.
Lepetit, B., Topalov C. (dir.), la ville des sciences sociales. Belin, 2001.
Lepetit, B. Les villes dans la France moderne, op. cit., pp. 53-55.
Perrot J.-C. L'âge d'or de la statistique régionale française (an IV - 1804). Paris, 1977, 238 p. Perrot, J.-C. "les économistes, les philosophes et la population", in Dupâquier, J. (éd.), Histoire de la population française, t. II, Paris, 1988 [pp. 499-552].
Lepetit B., Les villes…, op. cit., pp. 55. Roche, Daniel, La France des Lumières, Fayard, 1993, p. 157, détaille la définition donnée par le Chevalier de Jaucourt en 1765.
Pinol J.-L, le monde des villes au XIX e siècle, Hachette, pp. 14-15.
Lepetit B. Les villes… op. cit., pp. 23 et suiv.
Guerrand R. H. Propriétaires et locataires. Les origines du logement social en France, 1850-1914. Quintette, 1987. Les Bulletins de statistique municipale¸ publiés à Paris, puis les Annuaires statistiques de la Ville de Paris, témoignent de cet effort de "comptage", en particulier en ce qui concerne l'hygiène médicale.
Perrot J. C. Genèse d'une ville moderne. Caen au XVIII e siècle. Mouton, 1975 ; Chaline J.-P. Les bourgeois de Rouen. Une élite urbaine au XIX e siècle. Fnsp, 1982 ; Lepetit B. Les villes en France… op. cit. ; Roncayolo, M. La ville et ses territoires, op. cit. ; Merriman, J. Aux marges de la ville : faubourgs et banlieues en France 1815-1870. Seuil, 1994 ; Rouleau B. Villages et faubourgs, op. cit.
Calcul effectué à partir des estimations de la population urbaine dans les villes de plus de 5000 habitants, données par J.-L. Pinol, le monde des villes…, p. 19.
Bairoch P., De Jéricho à Mexico, villes et économie dans l'histoire. Gallimard, 1985. Massiah, G., Tribillon, J.-F. Villes en développement, La Découverte, 1988.
Roncayolo M. "logiques urbaines", in La ville de l'âge industriel, op. cit., p.32 et suiv. ; Dupeux, G. Atlas historique de l'urbanisation de la France (1811-1975), Cnrs, 1981.