La croissance urbaine dès le XIXe siècle s'est centrée sur l'augmentation parfois rapide de la population de certaines agglomérations, industrielles, touristiques, multifonctionnelles. La France, déjà marquée par le poids relatif de la région parisienne sur son territoire, conserve et amplifie ce déséquilibre. Ainsi, Paris représente 14 % des citadins vivant dans les villes de plus de 5000 habitants en 1806 et 28,1 % en 1911 94 . Avec sa banlieue, le déséquilibre s'accentue : en 1911, la région parisienne représente 46 % des citadins français. Cette macrocéphalie ne doit pas là aussi cacher d'importantes nuances. Et, pour Paris comme pour de nombreuses autres villes, la part de la croissance due à la périphérie a tendance à augmenter à partir de la moitié du siècle.
Malgré la difficulté de comparaison sur le temps long des résultats statistiques 95 , le graphique 1 confirme la différence des rythmes de croissance et la part de plus en plus grande prise par les faubourgs de la ville dans la croissance globale du département de la Seine. Dès le milieu du siècle, la petite banlieue, c'est-à-dire la première couronne des communes au-delà du mur d'octroi, connaît une croissance démographique nettement plus rapide que les arrondissements centraux. Ce différentiel de croissance, montré par Gérard Jacquemet pour Belleville au XIXe siècle 96 , existe aussi, mais dans une moindre mesure, pour les communes au-delà des fortifications.
La comparaison des taux de croissance annuels moyens (voir graphique 2 ) conforte ainsi ces premières impressions. La croissance démographique du département de la Seine est portée par les espaces périphériques, et ce dès le début du siècle. La ville centre, c'est-à-dire Paris dans ses limites administratives d'avant l'annexion, ne cesse durant tout le siècle de croître en deçà de la moyenne du département. D'autre part, les rythmes de croissance de l'ensemble des composantes du département sont marqués par la succession d'augmentations et de ralentissements, sur des périodes parfois très courtes, limitées à un intervalle intercensitaire. Séparant le XIXe siècle en deux, les phases de la croissance démographique parisienne confortent l'idée d'une très forte poussée démographique dans le premier XIXe siècle et d'un tassement général des rythmes de croissance après 1866 98 . Deux mouvements, de périodicité différente, sont donc ainsi révélés : un "mouvement long" de la croissance démographique qui, après une très forte croissance jusqu'au début des années 1860, connaît un tassement à partir du milieu des années 1870 ; une succession de "cycles courts", aux fréquences comparables mais aux croissances différentes, qui scandent l'ensemble du siècle. L'explosion urbaine de la population parisienne a lieu entre 1831 et 1861. Le taux de croissance atteint alors 2,5% par an 99 . La croissance moyenne que connaît l'agglomération dans le second XIXe siècle, compris entre 1,4 et 1,6 % par an, ne sera retrouvé que dans les années 1930.
Les cycles courts révèlent aussi l'irrégularité de la croissance et confirment les poussées migratoires qui affectent la région parisienne dans son ensemble, selon un cycle court d'une dizaine d'années. Mais, si avant les années 1850 les cycles ne semblent guère connaître de perturbations majeures, une première césure est ensuite perceptible. Les cycles se font plus longs, et l'intervalle entre deux pics de croissance raccourcit (25 ans entre le pic de 1851-1856 et celui de 1876-1881, 20 ans ensuite). Non seulement l'importance de la croissance diminue de part et d'autre du milieu du siècle mais le rythme de succession des cycles se ralentit notablement.
D'une manière plus fine, cette analyse des taux annuels de croissance permet aussi de proposer une différenciation spatiale des territoires attractifs. Avant la période intercensitaire 1846-1851, les rythmes de croissance des composantes du département de la Seine (Paris enserré dans les murs d'octroi, "petite banlieue" correspondant à la première couronne des communes entourant la capitale, puis communes au-delà de cette première couronne) sont différents. Les communes suburbaines connaissent une évolution à la fois décalée dans le temps et de moindre ampleur. Philippe Vigier note ainsi qu'alors que la population de la "petite banlieue" triple entre 1831 et 1851, la grande banlieue ne double pas tout à fait sa population entre le début du siècle et le recensement de 1851 101 . A cette même période, Paris ne double pas tout à fait sa population : la croissance démographique se fait encore par densification de l'espace bâti et peuplé au cœur de la ville. A partir de 1846, les rythmes deviennent plus cohérents sur l'ensemble du département. Pendant une vingtaine d'années, les espaces périphériques seront les plus fortement attractifs. Les rythmes de croissance atteints par la petite banlieue entre 1841 et 1861 (6,03 % pour la première décennie, 12,42 % pour la seconde) non seulement n'ont pas d'équivalent pour les communes de Seine avant la Première Guerre Mondiale, mais sont sans commune mesure avec les rythmes annuels de croissance de la population urbaine en France à la même époque 102 . Cette vitalité démographique, illustrée par Jacquemet pour Belleville, confirme l'idée d'une éventuelle anticipation des acteurs économiques et l'importante spéculation foncière qui caractérise alors l'espace intermédiaire entre murs d'octrois et fortifications 103 . L'annexion de 1860 clôt ainsi cette première période, tant par le bouleversement administratif et territorial qu'elle impose à la fois à la petite banlieue et aux communes suburbaines, que parce qu'elle semble achever un cycle d'anticipations foncières ayant largement contribué au lotissement spéculatif de l'espace interstitiel, entre octroi et fortifications. Dès lors, les communes suburbaines connaîtront les taux de croissance les plus élevés de toutes les composantes du département, et ce jusqu'à la veille de la première guerre.
Au cours de cette dernière période, la succession de cycles de hausse et de ralentissement de la croissance démographique continue, à un rythme plus accéléré que précédemment. Si la première phase de baisse est certainement liée aux conséquences démographiques et migratoires de la guerre de 1870, du siège de Paris et de la Commune 104 , il est remarquable de voir une distorsion entre les cycles économiques et les cycles démographiques. Avant la dernière décennie du siècle, où les deux croissances retrouvent des tendances comparables, la période 1875-1894 est marquée par un décalage des rythmes de la croissance démographique par rapport à la croissance économique. La reprise de l'attractivité de la région parisienne au lendemain de la guerre de 1870 explique en partie les taux élevés de la décennie 1875-1884 ; mais le fait que le rétrécissement du marché du travail entraîne de plus fortes migrations des ruraux vers les villes, explique aussi cet afflux de nouveaux venus, attirés par les possibilités, réelles ou imaginées, d'emploi en ville.
Une fois l'annexion digérée (la population des communes des arrondissements de Sceaux et de Saint-Denis connaît une chute de 14 % entre 1856 et 1861, amputés des plus grandes communes jusqu'alors sur leur territoire, comme Belleville, seconde commune de département de la Seine après Paris), les communes suburbaines reprennent des rythmes de croissance très largement supérieurs à ceux de l'ensemble du département, avec un taux compris entre 2,7 points pour la décennie 1861-1866 et 1,19 entre 1886 et 1891. En ce sens, cette période de forte attractivité de la population banlieusarde correspond assez largement à cette première histoire de la banlieue qu'Alain Faure a impulsée dès les années 1990 106 . Ces rythmes diversifiés confirment ainsi la part prépondérante jouée par les faubourgs de la ville dans la croissance urbaine. D'une part, une croissance exponentielle que connaissent les communes de la petite banlieue avant 1861, culminant dans la décennie précédant l'annexion. D'autre part, le relais pris par les communes suburbaines après 1866, et l'accentuation des écarts entre centre et périphérie dès les années 1880. Les marges de la ville contribuent fortement à la croissance de l'ensemble de l'agglomération parisienne, tout en demeurant un espace économique et démographique mal connu. Le département de la Seine connaît plusieurs types de croissance, l'une par densification du centre, l'autre par excroissance périphérique ; les deux coexistent, bien que la part prise dans la croissance par la périphérie du département tende à s'accentuer.
Roncayolo, "Logiques urbaines", op. cit., tableau p. 58 et p. 60
Service de statistique municipale, résultats statistiques du dénombrement de 1896, Ville de Paris et département de la Seine, 1899, p. XVI, note 1, sur les différentes définitions de la population recensée avant 1846 et sur la généralisation de la solution dite de la population de fait, c'est-à-dire présente le jour du recensement. La France adopte ce système en 1881, mais continue à calculer la population légale ou de droit (ici utilisée) pour permettre les comparaisons dans le temps.
Jacquemet G., Belleville au XIX e siècle, du faubourg à la ville. Paris, Ehess, 1980.
Source : reconstitution d'une série longue à partir des résultats officiels des dénombrements, in Service de Statistique Municipale, résultat statistique du dénombrement de la Ville de Paris et du département de la Seine, Masson, à partir de 1884. Les résultats des recensements de 1881, 1886, 1891 et 1896 sont parus. Le tome consacré aux résultat de 1886 publie une large partie rétrospective ici utilisée. A partir de 1896 : Statistique Générale de la France, résultats statistiques du recensement général.. 1901, 1906, 1911. l'Annuaire statistique de la ville de Paris, publié de 1880 à 1938, ne donne que très rarement des résultats précis pour les communes de Seine banlieue, mais permet de construire un graphique général fiable. Pour les statistiques de Paris dans les limites de 1860 et avant cette date, j'ai reconstitué l'effectif à partir des données de Paris I et de la petite banlieue, trouvés dans la Statistique générale de la France, dénombrement de 1866. Voir aussi Roncayolo, M. "logiques urbaines", op. cit., p. 40. Données in Annexe 1
Lescure M. Les banques, l'Etat et le marché immobilier en France à l'époque contemporaine, 1820-1940, Ehess, 1982, p. 26.
Noin, D. White, P. Paris. J. Wiley & Sons, 1997, p. 22, tableau 2.2.
Les taux de croissance ont été calculés pour Paris centre en assimilant la population de Paris dans ses anciennes limites avant 1860 à celle des 10 arrondissements centraux après 1860. Or, comme l'annexion a abouti aussi à la transformation des limites administratives des arrondissements, ces deux espaces ne sont pas totalement concordants. C'est pourquoi le taux de croissance de la décennie 1856-1861 n'a pas été indiqué.
Vigier, P., "pour une histoire de la banlieue : quelques jalons et suggestions concernant l'Ouest parisien au siècle dernier", in Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités. Mélanges Robert Mandrou Paris, Puf, 1985, p. 385. Cette différence est accentuée par le fait qu'en chiffre absolu, la population de la petite banlieue est 1,5 fois plus élevée que celle de la grande banlieue en 1851. (223 000 habitants contre 145 000).
Roncayolo, M., "logiques urbaines", op. cit., p. 33. Le taux annuel s'élève à 2 % entre 1851 et 1861 en suivant la définition de G. Dupeux (3000 hab. agglomérés). Michel Lescure suggère que la linéarité des taux de croissance au niveau national "gomme les différences régionales" qu'il estime fortement marquées pour le département de la Seine. Lescure, Michel. Les banques… op. cit., pp. 26-27.
Lescure, Michel, op. cit., chapitre 1. Voir aussi la thèse en cours de V. Capizzi sur les anticipations des acteurs de la petite banlieue, et "des fortifications de 1841 à l'annexion de 1860 : anticipations, politiques et comportements", DEA Ehess, 2001, (Postel-Vinay).
Tombs, La Guerre contre Paris, Aubier; Serman W., La commune de Paris, Fayard, 1976 ; Rials, S. Nouvelle Histoire de Paris. De Trochu à Thiers, 1870-1873. Hachette, 1985.
Source : pour les chiffres de croissance du revenu national en francs constants 1905-1913, Caron, Histoire économique de la France, Colin U, pp. 22 et 23. Pour la démographie, voir les séries reconstituées en annexe. Les intervalles pour la démographie sont des intervalles censitaires.
Faure, A. (dir.), Les premiers Banlieusards, op. cit. Créaphis, 1991.