2. La croissance démographique de la banlieue sud-ouest : forte attractivité sous le Second Empire, forte réactivité aux crises économiques.

Il est tentant de transposer le modèle de croissance suivi par les communes de la petite banlieue avant l'annexion, et démontré par l'analyse de la démographie mais aussi des rythmes de constructions et du prix du foncier par Gérard Jacquemet, aux communes situées au-delà des fortifications et à la période suivante. Ainsi, peut-on retrouver le rôle complexe de frontière perméable joué par les murs d'octroi dans le premier XIXe siècle dans les fortifications d'après 1860 ? Si tel est le cas, bicoques et baraques foraines, bars et guinguettes, marchands de vins, activités diverses d'entreposage en tous genres et plus ou moins légales formant l'ossature du dynamisme de la petite banlieue, ont-elles quitté les pourtours extérieurs de l'enceinte de l'octroi pour rejoindre l'arrière cour des fortifications, et former ainsi, pour le développement de la capitale, un nouvel espace aux fonctions proches de celles d'un arrière-pays 107 ? Si cette application du modèle de développement urbain tel que l'expose Jacquemet est séduisante, il est prudent d'essayer d'en mesurer la réalité.

La croissance démographique sur le temps long confirme à la fois l'existence de plusieurs types d'espaces périphériques et le découpage chronologique proposé plus haut. Toutefois, si on retrouve dans la banlieue sud-ouest la succession des cycles courts, si le pic de croissance du Second Empire est aussi fortement marqué, les communes étudiées semblent suivre des modèles nuancés de croissance.

Dans l'ensemble, la commune de Montrouge (Graphique 4) ne semble pas suivre de modèle de croissance démographique avant le milieu des années 1870, où son rythme rejoint celui des communes suburbaines. Jusqu'en 1860, la succession des hausses et des ralentissements de croissance s'approche de celui des communes suburbaines, mais avec des niveaux très accentués et proches de ceux atteints par la petite banlieue, représentant les futurs arrondissements annexés après 1860 108 . Les cycles courts sont fortement accentués, surtout lors des périodes de très forte croissance démographique. Après une très forte attractivité sous la Monarchie de Juillet, la décélération du rythme s'accentue jusqu'en 1840. La première décennie du Second Empire profite largement à la commune, du fait des anticipations foncières sur son territoire compris entre deux frontières, le mur d'octroi et les fortifications, tout comme de "l'euphorie" économique du secteur du bâtiment durant cette période.

Graphique 4. Montrouge - comparaison des rythmes de croissance, 1817-1876.
Graphique 5. Vanves – comparaison des rythmes de croissance, 1817-1876.
Graphique 6. Bagneux – comparaison des rythmes de croissance, 1817-1876.
Graphique 7. Taux de croissance annuels moyens comparés, communes de Montrouge, Vanves* et Bagneux, 1801-1911.

Malgré la difficulté des comparaisons du fait des transformations territoriales extrêmement importantes que subit la commune, annexée pour les 2/3 mais conservant la partie au-delà des fortifications comme cœur de la nouvelle cité, il semble bien que les rythmes de croissance reprennent après l'annexion sans toutefois atteindre ceux de la période précédente : la croissance atteint à nouveau le rythme de 6,35 % par an entre 1861 et 1866, et encore près de 2% entre 1861 et 1872, alors même que la guerre de 1870, les bombardements intenses sur cette partie de la banlieue et le siège de Paris réduisent le nombre d'habitants en 1872 de 10 %. A partir des années 1880, le rythme de croissance de la commune suit pratiquement celui de l'ensemble des communes suburbaines, bien qu'il soit toujours légèrement supérieur au niveau atteint par la banlieue de Paris.

Vanves (Graphique 5 p. 64) connaît un rythme très différent de la croissance de sa population. Relativement stable jusqu'au début du Second Empire, au profil de Paris dans ses anciennes limites, la croissance augmente rapidement dans les années 1850, mais à un niveau toujours en deçà de ceux atteint par les communes suburbaines. La mise en vente des premiers lots du village de la Californie par Chauvelot 109 tire cette croissance vers le haut, sans faire de la petite commune excentrée un pôle dynamique du territoire de l'arrondissement de Sceaux, à l'inverse de Montrouge. L'intensification de la croissance de la seconde partie de l'Empire est, dans une moindre mesure, confirmée pour la commune de Vanves. Le taux moyen de croissance démographique se stabilise, sur l'ensemble du Second Empire, à un peu plus de 7 % par an, et la rupture de 1861 confirme l'accroissement déjà observé dans la période précédente. L'impact de la Guerre de 1870 est visible tant sur la démographie 110 que sur le paysage des fortins, bastions et casernes détruits par les bombardements, le rattrapage démographique reprend rapidement ensuite, avec même un pic de croissance entre 1876 et 1881 de 6,38 % par an. Mais à l'inverse de la période précédente, marquée par une augmentation continue du niveau de croissance, celle-ci s'effectue par succession de courts cycles alternant entre près de 2 et plus de 4 % par an.

La croissance démographique de la commune de Bagneux (Graphique 6 p. 65), largement plus éloignée des fortifications, suit jusqu'en 1856 la croissance de Paris intra-muros. Peu touchée par les bouleversements territoriaux consécutifs à l'annexion de 1860, la croissance ne connaît pas de cassures durant cette période, se développant au contraire au même niveau que celui des arrondissements annexés. Le taux de croissance sur l'ensemble du siècle est inférieur de plus d'1,5 points à ceux de Montrouge et de Vanves 111 . Il est nettement plus difficile de faire ressortir des périodes longues de croissance homogène : le rythme de la croissance démographique de la commune est une succession de cycles courts, le plus souvent entre deux recensements, avec des niveaux de croissance compris entre –1 et 2 %. Certes, le pic de croissance de la fin du Second Empire, déjà observé pour les autres communes, se retrouve aussi à Bagneux, à près de 5% par an en moyenne entre 1861 et 1866. La réactivité à la Guerre de 1870 est accentuée par rapport aux communes voisines. Il est vrai que des combats meurtriers se déroulent sur le territoire communal 112 , que la municipalité trouve refuge, le temps des combats, dans un local dans le 14e arrondissement de Paris. Après 1872, la croissance reprend, à un rythme nettement moins élevé que les deux communes voisines et que l'ensemble des communes suburbaines : la commune continue de suivre le profil de croissance des arrondissements centraux de Paris jusqu'au milieu des années 1880. Ce n'est qu'à partir de cette décennie qu'elle bascule dans un autre profil de croissance, celui des communes suburbaines auxquelles son enracinement territorial la rattache indéniablement.

Ces distinctions confirment l'existence de différences à l'intérieur même des espaces périphériques (voir Graphique 7 p. 65 ). On observe ainsi un indéniable effet de levier dû à l'annexion de 1860, dopant la croissance démographique de l'ensemble des territoires suburbains. D'autre part, il existe une croissance en auréole autour de la capitale, décalée dans le temps : les maxima de croissance sont atteints par les espaces de petite banlieue dans la décennie précédant l'annexion, suivis par une croissance soutenue aux lendemains de l'annexion dans la première couronne des communes suburbaines, mais stoppée dans son élan par la guerre et reportée dans un effet de sortie de crise au lendemain de 1871. Une troisième vague de forte croissance, selon un rythme plus faible que précédemment, apparaît au tournant du siècle. Mais toutes les communes de banlieue ne sont pas touchées par ces vagues successives avec la même ampleur : dès lors, même si les espaces périphériques sont ceux qui connaissent des dynamiques démographiques importantes, ils ne les connaissent pas dans les mêmes proportions ni les mêmes temporalités. Même sur un espace relativement réduit comme le nôtre, les distinctions restent fortes.

Notes
107.

Brunet R. Les mots de la géographie, dictionnaire critique. Reclus, 1992. "arrière-pays : localisation idéologico-géographique qui désigne une sorte de complément spatial en forme de faire-valoir […], une périphérie en parallèle à un centre".

108.

Les chiffres de population sont ceux de la petite banlieue ou des faubourgs lorsqu'ils ont été calculés par les services de la Statistique avant 1860, et ensuite ceux des 10 arrondissements périphériques de Paris. Les limites administratives ne correspondent pas toujours exactement.

109.

Bruant, C., Tougeron, J.-C., De Paris barrière à Paris banlieue : Chauvelot lotisseur. Mémoire de fin d'études d'architecture, UP 3, Versailles, 1977.

110.

La commune perd 7 % de ses habitants entre les recensements de 1866 et de 1872.

111.

Voir le graphique de la page 65.

112.

La commune instaure rapidement un lieu de mémoire aux combats du 13 octobre 1870, avec l'inauguration d'un monument au Général Dampierre, tué au combat à la tête des volontaires de l'Aude dans la défense de la capitale.