3. Les premières années du XXe siècle (1880-1914) : un écart accentué par rapport aux autres communes de la banlieue parisienne.

Les années 1880-1914 sont marquées par la reprise d'un rythme démographique à la fois soutenu et aux différences moins accentuées. Les cycles retrouvent une amplitude comprise entre 5 et 15 ans, en fonction des communes, et les phases de ralentissement de la croissance démographique sont globalement plus courtes que celles de hausse. Durant cette période, l'ensemble du territoire considéré croît de 247 % en moyenne, c'est-à-dire 8 points de plus que l'ensemble des communes suburbaines et 4,5 points de plus que l'arrondissement de Saint-Denis.

Tableau 1. Croissances comparées, 1881-1911 Reconstitution des données (en particulier pour Vanves et pour le département de la Seine banlieue, c'est-à-dire les communes de la Seine au-delà des limites parisiennes), voir en annexe. .

Le paradoxe de cette croissance légèrement supérieure à la moyenne de celles des communes de la Seine banlieue est qu'elle ne se situe ni sur le territoire le plus continûment urbanisé ni surtout le plus industrialisé de la banlieue parisienne. Or, Jean-Paul Brunet insiste sur la corrélation qu'il trouve entre l'augmentation de la population 114 et le profil sociologique et économique de la commune. Selon lui, "cet accroissement fut plus prononcé dans les communes industrielles et ouvrières que dans les communes bourgeoises", essentiellement à cause du "facteur migratoire, puisque, entre 1890 et 1895, le solde naturel est négatif en Seine-banlieue 115 ". De fait, il reprend le constat effectué par Jean Bastié dès 1964 lors de sa description de la banlieue sud qu'il se propose d'étudier : "ce secteur de banlieue, axé sur la voie ferrée d'Orléans, a vu se succéder en un siècle toutes les étapes de l'expansion urbaine et renferme à la fois la plus puissante zone industrielle de la banlieue sud et le plus important secteur de lotissement 116 ." La décennie 1881-1891 correspondrait ainsi à un tournant majeur, fait d'augmentation du poids démographique de la banlieue dans l'ensemble parisien, et d'accélération de l'équipement industriel des communes suburbaines 117 . Alain Faure suggère même que cette décennie correspond au moment "d'entrée de la banlieue dans les représentations collectives et dans la conscience même de ses habitants à une existence propre 118 ".

Ainsi, les schémas de croissance relevés pour Saint-Denis, archétype de la "banlieue industrielle et ouvrière" à la fin du XIXe siècle, voire pour Bobigny, semblent valoir aussi pour un espace marqué par l'hétérogénéité de son tissu industriel. Sans pouvoir parler "d'explosion urbaine" pour ces 3 décennies précédant le conflit mondial, on note toutefois un rythme moyen de croissance relativement élevé (autour de 3 % par an pour toutes les communes considérées) et une moins grande distorsion entre les communes. L'ensemble du territoire rejoint ainsi le profil moyen de croissance des communes suburbaines.

Graphique 8. Comparaison des taux de croissance annuels moyens,
Graphique 8. Comparaison des taux de croissance annuels moyens, 1881-1911.

Montrouge quitte définitivement les niveaux de croissance démographique suivis par les arrondissements des faubourgs de Paris et rejoint le modèle de croissance des communes suburbaines. Dans une moindre mesure, Bagneux, tout en restant un petit bourg, rejoint par ses taux de croissance ce même profil, bien qu'ils restent systématiquement en dessous du rythme moyen. Malakoff, séparée de Vanves en 1883, suit aussi le même rythme de croissance, à un niveau juste supérieur : son profil correspond davantage à celui des communes de l'arrondissement de Saint-Denis qu'à celui de l'arrondissement de Sceaux. Vanves semble dans une situation nettement plus atypique : la très forte baisse de la période 1886-1891, puis son accélération entre 1891-1896 sont liés au rattrapage démographique de la division communale.

Ce détour par le temps long de la démographie permet de faire émerger une différenciation des communes de banlieue. Ainsi, en observant simplement les rythmes de croissance, on voit apparaître la diversité des espaces périphériques. Jean-Claude Farcy avait déjà noté la pluralité des espaces composant l'agglomération parisienne ; il est indéniable que la banlieue est bien plus plurielle qu'unitaire.

Ces évolutions démographiques contrastées mettent ainsi en évidence deux types de communes. D'une part, les communes limitrophes de la ceinture des fortifications, qui connaissent un rythme de croissance soutenu dès le premier XIXe siècle. Le Second Empire semble jouer un rôle moteur dans l'accélération de la croissance. A la fin du siècle, ces communes, tout en renouant avec un rythme rapide – et de toute façon largement au-delà des rythmes nationaux – ne connaissent pas d'explosion spectaculaire. D'autre part, comme en contrepoint, une seconde couronne autour des fortifications se dessine. Ces communes, dont Bagneux peut être un modèle, restent encore par leur taille des petits bourgs à la veille de la guerre. Leur attractivité démographique est très en deçà des rythmes de l'ensemble des communes suburbaines. Largement ancrées dans le monde rural qui perdure en banlieue parisienne 119 , cette seconde couronne paraît toutefois avant 1914 rattraper les croissances de la première couronne. Dans cette invention complexe de la banlieue qui se dessine entre 1880 et 1914, la diversité des modèles de croissance accentue les écarts entre les communes. Le morcellement communal signalé par Jean Bastié pour expliquer le retard avec lequel, selon lui, émerge la conscience d'un nécessaire aménagement à l'échelle régionale, est peut être aussi un morcellement des profils démographiques et sociaux des communes, confirmant l'impression de banlieues faites de patchwork social et économique plutôt qu'un ensemble homogène.

Dès lors, loin des schémas de croissance existant jusqu'ici et opposant un Nord-Est banlieusard, industriel et ouvrier, densément peuplé et bâti, et un sud marqué par la permanence des espaces ruraux, c'est-à-dire d'espaces n'entrant pas encore en banlieue, la banlieue sud-ouest peut apparaître comme un espace singulier. Ni réellement ouvrier, ni réellement industriel, ce territoire continue jusque dans les années 1880 à suivre le modèle des arrondissements périphériques de Paris, avant de s'en éloigner dans les dernières décennies. Afin de vérifier l'hypothèse d'une autre forme de croissance banlieusarde, nettement moins marquée par la réalité de la seconde industrialisation, il convient d'observer plus finement les compositions sociales, économiques et démographiques.

Notes
113.

Reconstitution des données (en particulier pour Vanves et pour le département de la Seine banlieue, c'est-à-dire les communes de la Seine au-delà des limites parisiennes), voir en annexe.

114.

Jean-Paul Brunet indique que "en 30 ans (1861-1891) la population des arrondissements de Sceaux et de Saint-Denis a connu une augmentation de 169 %". Brunet, J.-P. Une banlieue ouvrière : Saint-Denis, 1890-1939. Problèmes d'implantation du socialisme et du communisme. Thèse, Paris IV, 3 juillet 1878. tome 1, p. 107. Le calcul refait me permet de trouver, sur cette même période, une augmentation de 242,68 %.

115.

Brunet, J.-P., thèse, op. cit., p. 107.

116.

Bastié, J. La croissance de la banlieue parisienne, op. cit., p. 9.

117.

En 1886, le poids des communes suburbaines dans le département de la Seine dépasse pour la première fois 20 %. Alain Faure note ces deux critères, poids démographique et poids économique, dans "Paris, le peuple, la banlieue", in Faure, dir. Les premiers Banlieusards, op. cit., p. 73, et dans "autorités publiques et implantations industrielles en agglomération parisienne, 1850-1914", Cahiers de l'IHTP, n° 12, oct. 1989.

118.

Faure, A. "Paris, le peuple, la banlieue", in Les premiers Banlieusards, op. cit., p. 73.

119.

Phlipponneau, M., La vie rurale de la banlieue parisienne. Etude de géographie humaine. Colin, 1956.