La Société foncière de Montrouge est un exemple intéressant d'organisation du lotissement en banlieue parisienne et de transition entre deux systèmes économiques différents. Le projet de lotissement est en effet porté par un homme seul, Etienne Chevalier, directeur divisionnaire de la Compagnie d'Assurances générales, qui propose en 1878 un premier plan du lotissement et même un règlement intérieur accompagné de clauses de construction 127 . Mais il vend en 1880 l'ensemble du terrain à la Banque foncière 128 , dont les deux administrateurs, Pierre Derenne et Emmanuel Meschine, créent une société foncière par actions 129 pour exploiter et "vendre en détail 130 " les 8,2 ha de la propriété du Parc de Montrouge 131 , société qui prend le nom de Société foncière de Montrouge.
Le plan du parcellaire et les traces des ventes retrouvées 132 confirment la destination populaire des lots mais témoignent d'une ambiguïté importante. Durant l'année 1886-1887, 3 lots seulement semblent vendus, pour une superficie moyenne de 415 m² et un prix de 33,69 francs le mètre 133 ; entre mars 1899 et octobre 1900, les 11 ventes réalisées par l'un des adjudicateurs, M. Grandjean, portent sur une superficie moyenne de 293,38 m² au prix de 15,3 francs le mètre 134 . En comparaison, le prix moyen des transactions pour le lotissement du Parc de Saint-Maur est de 2,6 francs le m² sur la période 1862-1894, pour des lots aux tailles nettement plus conséquentes, variant entre 600 et 1400 m² 135 .
Il est difficile de savoir quelle est la population attirée par d'aussi petites surfaces, vendues à un prix relativement élevé mais fort bien desservies par les transports et voies de communication. Par rapport aux terrains à bâtir vendus à Montrouge entre 1886 et 1887, les prix du lotissement correspondent aux prix moyens (28,04 francs le m²), mais la taille des lots est plus petite. La clientèle visée ne peut être une clientèle aisée du fait de la petitesse des lots, mais les prix sont ceux d'une clientèle captive, essentiellement du fait de la localisation de son travail.
A côté de cette opération immobilière d'envergure se créent des lotissements de plus petite taille. C'est le cas de la Société de la plaine de Vanves, société anonyme créée au début des années 1880 pour lotir en terrains de faibles dimensions le vaste espace du plateau de Vanves, situé au nord de la ville à proximité des fortifications. Comme pour la société foncière de Montrouge, la société de la plaine de Vanves a d'abord racheté les parcelles des terrains à divers propriétaires avant de lotir tout en prévoyant le percement de nouvelles rues chargées de desservir les parcelles créées.
Le parcellaire prévu dans le lotissement confirme la généralisation de cette forme de mise en urbanité du territoire. Les terrains, très étroits et découpés en lanière, sont perpendiculaires aux nouvelles voies créées. Les parcelles de plus grande taille se trouvent aux angles : c'est là que l'on trouvera la construction d'immeubles de rapport proposant des logements de petite taille. Les parcelles perpendiculaires aux voies accueillent de minuscules pavillons d'au plus un étage, installés en fond de parcelle.
Il est difficile, faute d'archives existantes, de savoir si le lotisseur a prévu un règlement de construction imposant cette uniformité de petits pavillons sur fond de parcelle ; toujours est-il qu'encore aujourd'hui, malgré les transformations importantes subies par la proche banlieue de Paris, une forme d'unité se retrouve dans les rues du plateau de Vanves qui ont résisté à l'envahissement des grands ensembles.
© j. Aubrun, 22.07.2002.
© j. Aubrun, 22.07.2002.
La forme foncière du lotissement n'est pas systématiquement reliée à une situation uniforme du bâti et de gestion de l'espace public. Lotir en banlieue parisienne se fait à l'économie de moyens : a contrario des lotissements aisés du Vésinet ou du Parc de Saint-Maur, rien n'est prévu dans les cahiers des charges en terme de normes de construction. A Montrouge, seule est exclue la construction de "tout établissement dangereux et insalubre, ou gênant les habitants voisins par les mauvaises odeurs 137 ". Toutefois, à Montrouge comme à Vanves, les deux lotissements occupent un territoire relativement important, prévoient le tracé de la voirie à défaut d'en prévoir la viabilité, et découpent de manière rationnelle le territoire du lotissement. Les deux sociétés fonctionnent de manière semblable : création d'une société anonyme pour l'achat et la revente des terrains à bâtir, tracé des plans, installation d'un bureau de vente local et transactions effectuées avec l'étude de notaire de Montrouge, Me Thomas. La faible densité du bâti sur le plateau de Vanves au début du siècle montre que l'opération foncière réalisée ne s'est pas achevée rapidement. Les prix pratiqués et la surface moyenne des terrains vendus confirment la venue de ménages ayant une faible capacité financière. Entre février 1886 et décembre 1887, 14 ventes de terrains nus ont été effectuées par la Société de la Plaine de Vanves, pour une surface moyenne de 182,57 m² et un prix moyen au m² de 10,57 francs. La taille de ces lots est trois fois inférieure à la superficie moyenne des terrains vendus à Vanves durant la même période, alors que les prix au mètre carré sont légèrement supérieurs 138 . Dans le choix de la mobilité résidentielle par les nouveaux venus en banlieue, l'arbitrage se fait certainement entre proximité de Paris et prix au mètre carré : les Banlieusards continuent souvent de travailler dans Paris intra-muros 139 .
Le lotissement apparaît comme une forme privilégiée de construction spéculative, mais non la seule. Les immeubles collectifs proposant de petits appartements en location, version populaire des immeubles de rapport des arrondissements centraux, se développent particulièrement bien le long des axes de communication menant à Paris. Certaines constructions pavillonnaires sont aussi des investissements locatifs pour une clientèle aisée : ainsi, en 1898, l'architecte de Vanves Joseph Dupont construit-il une série de villas en location, modèle cossu des habitations populaires préconisées par le Musée social. Enfin, le bâti ancien continue d'exister, les grandes bâtisses étant souvent séparées en appartements. La croissance de la population banlieusarde s'accompagne donc d'une densification du bâti mêlant ses diverses formes, tout en conservant quelques critères d'homogénéité : forte construction par lotissement du territoire aux deux périodes de prospérité de l'activité immobilière mises en évidence par Michel Lescure, d'une part sous le Second Empire puis dans la seconde partie des années 1880 ; développement d'une ville moderne avec des immeubles de rapport de type spéculatif, le plus souvent le long des grandes voies de communication reliées de manière précoce par les transports en commun, comme la Nationale 20 ; enfin, multiplication, en particulier dans la "Zone" non aedificandi de servitude militaire le long des fortifications, de bicoques et baraquements accueillant les plus miséreux d'entre les Banlieusards, chiffonniers et journaliers.
AD Hauts-de-Seine, 24 J 1, société foncière de Montrouge. dos. 1, doc. 2 : clauses applicables à tous les terrains du Parc de Montrouge mis en vente, sd, propriétaire : M. Chevalier. Acte notarié déposé le 24 août 1878 devant l'étude de Me Thomas à Montrouge.
AD Hauts-de-Seine, 24 J 1, dos.1, doc. 4.
En 1894, il y a 1450 bons de jouissances représentant tous les actionnaires. AD Hauts-de-Seine, 24 J 1, dos. 1, doc. 3.
AD Hauts-de-Seine, 24 J 1, dos. 1, doc. 8, brouillon d'un acte notarié, décembre 1921.
AD Hauts-de-Seine, 24 J 1, dos. 1, doc. 4. expertise de l'architecte voyer A. Charpentier, 28 avril 1880.
AD Hauts-de-Seine, 24 J 1.
Guide Foncier, 1886-1887, prix des terrains vendus dans à Paris et dans la banlieue parisienne.
Evaluation des ventes Greandjean à partir du dossier des AD Hauts-de-Seine.
Mazières, I. "le lotissement du Parc Saint-Maur… ", in Fourcaut, dir. La ville divisée, op. cit., p. 271-272.
AM Vanves, 5 Fi 181, 1883.
AD Hauts-de-Seine, 24 J 1, op. cit. Règlement de construction du Parc de Montrouge, article 6.
Guide Foncier , 1886-1887.
Faure A., Les premiers Banlieusards, op. cit. Faure, A. "nous travaillons 10 heures par jour, plus le chemin". Les déplacements de travail chez les ouvriers parisiens, 1880-1914", in Topalov, C., Magri S. (dir.). Villes ouvrières, 1850-1950. l'Harmattan, p. 93-107.