1. Une population composée majoritairement de "Parisiens".

Tableau 10. Composition de la population des communes en fonction du lieu de naissance en 1911
Tableau 10. Composition de la population des communes en fonction du lieu de naissance en 1911 Listes nominales du recensement de 1911, en ne gardant que les individus de nationalité française. .

La majorité des habitants résidant dans les trois communes étudiées en 1911 sont nés dans les départements de la Seine et de la Seine-et-Oise. Si l'on ne considère que les migrants, la part des habitants nés dans la Seine et la Seine-et-Oise continue de représenter une forte minorité, 48 % à Bagneux, mais 50 % à Malakoff et un peu plus de 61 % à Vanves 190 . Un tel résultat apparaît comme discordant par rapport aux études précédemment faites sur les migrants de la Seine banlieue. Ces communes infirment plus qu'elles ne confirment les pourcentages de natifs de province calculés par Jean-Claude Farcy sur Nanterre, Asnières ou Puteaux 191 .

Toutefois, cette forte différence peut être liée en partie aux sources utilisées : la période prise en considération par Jean-Claude Farcy permet de saisir des temporalités différentes de migrations, ce dont il n'est pas ici question. En travaillant sur le seul recensement de 1911, je limite le poids des migrations venant de province dans le peuplement de la banlieue parisienne, migration plus ancienne et qui serait certainement majoritaire dans les années 1860-1880 192 ; en dépouillant exclusivement une source mixte, le recensement, j'élimine l'effet signalé par Jean-Claude Farcy, à savoir la surreprésentation des mariages des épouses originaires du lieu (donc la surreprésentation d'époux migrants) et l'exclusion des célibataires, comptabilisés dans les recensements.

Pourtant, l'utilisation des recensements non couplés avec d'autres données pose problème 193 . Jean Claude Farcy, Alain Faure ou Paul-André Rosental 194 signalent les limites de cette source qui ne représente qu'un tableau et ne peut permettre de construire de réels itinéraires résidentiels. Ainsi, comment saisir, parmi cette population de proche banlieue parisienne, ceux qui composent ces "Parisiens d'adoptions" dont parle Alain Faure, ces Provinciaux qui passent par Paris le temps dans leur première vie active, qui éventuellement s'y marient et où naissent leurs premiers enfants, mais qui quittent la capitale pour la proche banlieue lorsque les moyens économiques du ménage leur permettent l'achat d'une parcelle ou d'un petit pavillon 195 . Il m'a semblé pourtant que, tout en se limitant à cette source, il était possible d'enrichir les questionnements posés à ce corpus de données. L'étude approfondie des ménages, et tout particulièrement des lieux de naissance des individus les composant, permet d'entrevoir la richesse des itinéraires de migration menant à l'installation en banlieue.

Un premier regard d'ordre qualitatif sur les données du recensement permet de saisir la complexité des parcours familiaux. Sur ce point, les communes n'ont pas toutes les mêmes caractéristiques. Ainsi, la part des ménages composés de plusieurs types migratoires, c'est à dire d'individus ayant des lieux de naissance distincts, représente 2/3 des ménages à Malakoff ou Bagneux, mais seulement 1/3 à Vanves. Cette diversité, alors même que Vanves et Malakoff sont deux communes voisines, souligne la nécessité de regarder de plus près les possibles itinéraires d'installation en banlieue. Dans une grande majorité de cas, le parcours familial est loin d'être linéaire, et l'analyse faite par Paul-André Rosental sur des migrations de proximité, semble aussi jouer dans cette proche banlieue de Paris.

L'exemple des Perrin le montre. Cette famille, composée en 1911 du couple et de 7 enfants ayant entre 14 et 2 ans, est arrivée de manière récente à Vanves, très certainement entre 1904 et 1907 196 . Ils demeurent rue Auguste Comte, petite rue de lotissement au nord de la commune, à proximité des fortifications. Les deux parents sont provinciaux, mais nés dans deux lieux très distants : Saint-Mars dans le Calvados pour le père, Artenay dans le Loiret pour la mère. 5 de leurs enfants sont nés à Paris entre 1897 et 1904, les deux derniers à Vanves à partir de 1907. A la naissance du premier enfant, l'épouse, Louise a 23 ans, et son mari, Marcel, 29. La distance entre les communes de naissance des époux et l'âge à la première naissance rend probable une rencontre à Paris, c'est-à-dire une installation parisienne encore plus précoce que 1897. Ce couple de Provinciaux a donc une première expérience parisienne, assez longue puisqu'elle dure certainement plus de dix ans. Nous ne savons pourtant que peu de choses des raisons de leur installation au-delà des fortifications. Le chef de famille exerce la profession de wattman, c'est-à-dire de conducteur de tramway électrique 197 . Or, à la fin du siècle, la Compagnie des Tramways dispose sur le territoire proche de Malakoff d'un dépôt et la Compagnie Thomson-Houston d'un atelier de construction et réparation de locomotives. La proximité avec le dépôt peut expliquer en partie cette installation. D'autre part, le statut professionnel de Marcel Perrin, lié à son métier de conducteur de tramways, l'absence de profession de sa femme mais aussi l'absence d'une aide à domicile alors que le couple compte 7 enfants, le fait que le fils aîné, âgé de 14 ans, ne soit pas encore entré sur le marché du travail comme apprenti permet de poser l'hypothèse d'une petite aisance financière, reliant le statut socioprofessionnel de ce ménage aux niveaux supérieurs du monde ouvrier. La localisation de l'installation, un lotissement populaire, composé de petits pavillons sur d'étroites parcelles, avec un jardinet à l'avant, confirme cette hypothèse 198 .

On peut supposer que le parcours migratoire complexe de cette famille se décompose de la manière suivante. Arrivés à Paris à la recherche d'un emploi, au début de leur vie professionnelle, le couple s'installe après une rencontre probable à Paris dans un arrondissement du sud de la capitale. A la naissance du 5e enfant, l'épouse ne travaille certainement plus, même si elle n'est pas aidée par un individu de la parentèle ; toutefois, des liens de solidarités familiales peuvent exister dans certains quartiers parisiens. Faute de place ou au contraire grâce à une forme d'ascension sociale (le métier de conducteur de tram), le couple quitte Paris pour habiter un petit pavillon acheté certainement à crédit, certes peu spacieux, mais lui appartenant : le ménage quitte ainsi le monde de la dépendance financière, sans pour autant rejoindre celui de la petite bourgeoisie.

Cet exemple est révélateur de ces Parisiens d'adoption. Or, les recensements ne prenant pas en compte ces itinéraires, comment évaluer la part de ces Parisiens d'adoption ?

Lorsque l'on prend en compte, sur les recensements dépouillés prenant en compte les lieux de naissance, les couples avec enfants et les ménages en corésidence 199 , où le noyau central du ménage peut-être lui aussi composé d'un couple et de plusieurs enfants, il est possible d'évaluer sur cette population la part des Provinciaux et celle des Parisiens selon leur lieu de naissance et de tenter un correctif en codant les itinéraires à partir des lieux de naissance des enfants 200 . Il y a ainsi en moyenne 35 % de ces individus qui ont une expérience parisienne certaine, et qui peuvent alors augmenter d’autant l’ensemble des Parisiens. Parisiens d’adoption et Banlieusards constituent donc une écrasante majorité des habitants de ces trois communes de banlieue. Espace de migration, la proche banlieue de Paris est aussi un espace de desserrement de Paris.

Il est possible de représenter cette appartenance des individus à un ménage de "Parisiens d'adoption", en reprenant le codage migratoire des ménages 201 (voir Graphique 10). Dès lors, deux profils de communes semblent se dessiner. Les deux communes limitrophes de Paris accueillent en très large majorité des individus ayant une expérience parisienne certaine, c'est-à-dire que l'un des membres du ménage est né à Paris. A l'inverse, le profil de la commune de Bagneux est d'un tout autre type. L'importance des individus vivant dans un ménage ayant une expérience résidentielle parisienne se réduit à un peu plus de 47 %, alors que les ménages composés d'individus aux itinéraires complexes associant migrations provinciales, de banlieue et étrangères forment 1/3 des individus. L'éloignement géographique et l'enclavement de la commune vis-à-vis des déplacements quotidiens vers Paris, ainsi que le faible nombre des lotissements existant sur le territoire de Bagneux comparativement à ceux de la première couronne parisienne, expliquent en partie ces différences.

Graphique 10. Répartition des migrants résidant à Bagneux, Malakoff et Vanves en 1911 en fonction du type d'itinéraire migratoire de leur ménage Voir en annexe. .

Notes
189.

Listes nominales du recensement de 1911, en ne gardant que les individus de nationalité française.

190.

Voir le tableau détaillé en annexe.

191.

"Le pourcentage de natifs de province de ces 3 communes, sur la période 1830-1930, est majoritaire, entre 54 et 66 % selon les périodes", Jean-Claude Farcy, "l'immigration dans quelques communes de la banlieue Ouest : Asnières, Nanterre et Puteaux de 1830 à 1930", Villes en parallèle, n° 15-16, 1990, p. 133.

192.

Sur un essai de périodisation du peuplement en banlieue, cf. Faure, A., "de l'urbain à l'urbain : du courant parisien de peuplement de banlieue (1880-1914)", Villes en parallèle¸n° 15-16, pp. 155-174.

193.

Sur les limites dans l'utilisation du recensement, voir entre autres : J.-P. Brunet, "Constitution d'un espace urbain : Paris et sa banlieue de la fin du XIXe siècle à 1940", Annales ESC, n° 3, mai–juin 1985, pp. 641-6590 ; J.-L. Pinol, Les mobilités de la grande ville, op. cit., Introduction ; Farcy "banlieues 1891 : un recensement exemplaire", in Faure, dir. Les premiers Banlieusards, op. cit.

194.

P.-A. Rosental. Les sentiers invisibles. Espace, familles et migrations dans la France du XIX e siècle. Editions Ehess, 1999, pp. 55 et suivantes, parle de "parcours familial".

195.

Gérard Jacquemet signale cette migration entre les arrondissements centraux de Paris et les hauteurs de Belleville. Jacquemet, G. Belleville au XIX e siècle. Du faubourg à la ville. Ehess, 1980.

196.

Hypothèse faite à partir lieu de naissance des enfants.

197.

Le mot "wattman" apparaît pour la 1ère fois en 1895. Dictionnaire Le Robert de la langue française.

198.

Voir la photo page 77.

199.

Cf. P.-A. Rosental pour la définition des co-résidences. J'ai distingué deux types de co-résidences : co-résidence de parentèle (famille élargie aux ascendants, descendants et collatéraux, même lointains ; co-résidence extérieure (le ménage accueille domestiques, employés ou amis).

200.

Il est impossible de le faire sur l'ensemble de la population, au risque de fausser les éléments de comparaisons : les ménages isolés peuvent éventuellement comprendre des parisiens d'adoption qui restent muets dans cette archive ; les couples sans enfants ne sont peut-être pas au même stade du cycle de vie : les enfants, même nés à Paris, on pu quitter le domicile familial, ou, au contraire, ces couples peuvent avoir joué la garde du malthusianisme que Catherine Omnès analyse pour les ouvrières parisienne dans l'entre-deux-guerres. C. Omnès, ouvrières parisiennes, op. cit., Ehess, 1997. Cf. annexes.

201.

Explication de ce codage en annexe.

202.

Voir en annexe.