III. Une population fortement ancrée dans le monde urbain du XIXe siècle.

Les convergences sociologiques observées entre les migrants et l'ensemble de l'échantillon étudié à la veille de 1914 peuvent aussi être liées à des profonds changements qualitatifs observés durant tout le second XIXe siècle. L'idée d'une diffusion dans la banlieue parisienne, au tournant du XXe siècle, d'un modèle social moderne, où les cols blancs accélèrent leur installation en banlieue par l'attraction d'un prix du foncier encore modéré est séduisante. Mais le défaut de la source jusqu'ici utilisée est bien de proposer un tableau à un moment de début de tertiarisation de l'espace de la proche banlieue : si le recensement de 1911 nous dit des choses sur les professions anciennement présentes sur ce territoire, c'est en creux, en postulant par exemple que les non migrants occupent de manière prioritaire des positions sociales plus anciennes. Ce postulat n'est guère convaincant et, faute d'une meilleure conservation des archives, c'est avec le dépouillement du recensement de 1891 que des comparaisons ont pu être faites. Or aucune indication sur le lieu de naissance des individus n'est donnée : le raisonnement se fera ainsi uniquement sur les éléments comparables, c'est-à-dire la structure professionnelle et les structures familiales en banlieue.

L'année 1891 est la première pour laquelle les archives conservent les listes nominatives du recensement pour cette partie de la banlieue parisienne. Le tableau des activités économiques présentes de manière ancienne sur le territoire sera donc fait à partir du dépouillement d'une autre source, le Bottin du commerce, qui a l'avantage d'être en série continue sur l'ensemble de la période et de proposer la liste des établissements industriels et commerciaux, des commerçants et des artisans à l'échelle communale. Ce dépouillement a été fait en prenant la logique quinquennale afin de respecter les intervalles des recensements, seuls moments où on peut confronter des données qualitatives aux évolutions démographiques des communes. Les biais sont encore nombreux : en effet, les comparaisons ne se feront pas en terme d'agrégats statistiques, les deux sources ne présentant pas les mêmes données : le recensement est individuel et donne la profession des habitants, quel que soit le lieu où ils travaillent ; à l'inverse, le Bottin du commerce n'est que territorial, et il donne les listes et adresses des établissements existants, y compris lorsque ceux qui y travaillent n'habitent pas la commune 216 .

C'est donc dans le souci de présenter un paysage de banlieue dont la mixité sociale a été montrée pour la veille de la guerre que j'ai entrepris cette analyse croisée. Elle permet de saisir l'évolution des paysages et des habitants – et donc de comprendre une partie des raisons aboutissant à des politiques locales urbaines contrastées. Enfin, en proposant de montrer la fin de l'espace rural en proche banlieue et l'émergence d'une forme socioculturelle d'espace banlieusards à la Belle Epoque, il s'agit aussi de réfléchir à la notion inconfortable de "banlieue populaire". L'extraordinaire diversité sociale, familiale et professionnelle de ce territoire peut en faire autant le lieu privilégié de tous les conservatismes politiques comme d'initiatives politiques, timides et méconnues du fait du prisme déformant de l'action politique communiste et socialiste dans la banlieue parisienne de l'entre-deux-guerres 217 .

Notes
216.

Cela confirme la difficulté de travailler sur les migrations pendulaires, qui ne peuvent être appréhendées avant 1891 que par les archives des transports en commun (omnibus et trains) ou par celles des entreprises. Cf. Brunet, Une banlieue ouvrière, Saint-Denis, thèse citée ; Faure A., "nous travaillons 10 heures pas jour plus le chemin. Les déplacements de travail chez les ouvriers parisiens, 1880-1914", in Topalov, C., Magri S., dir. Villes ouvrières, 1850-1950, l'Harmattan, pp. 93-107, à partir des fichiers des accidentés du travail dans deux entreprises du 19e, Félix Potin et les raffineries Lebaudy.

217.

Fourcaut, A. Banlieue rouge 1920-1960 : Années Gabin, années Thorez. Archétype du populaire, banc d'essai des modernités. Autrement, 1992 [Revue Autrement, série Mémoire] 293 p.