Sur ce territoire où s'entrelacent des logiques économiques et sociales diverses, les contradictions ne manquent pas. Loin d'apparaître comme des lieux sociologiquement typés, les communes de la banlieue sud-ouest conservent des activités proches du monde des bourgs ruraux et connaissent parallèlement un développement du monde industriel. La mesure de l'industrialisation en banlieue parisienne a longtemps été l'un des critères permettant d'accorder à ces territoires périphériques de Paris non seulement le qualificatif d'urbain, mais surtout de leur donner leurs lettres de noblesse dans l'élaboration d'une nouvelle culture politique. C'est en effet dans cette banlieue "noire", industrielle et ouvrière, que naissent et se développent dans l'entre-deux-guerres des formes nouvelles de politisation 266 comme de sociabilité 267 .
Cette association pourtant semble un peu schématique ; Alain Faure a montré déjà largement la complexité de la notion de banlieue et suggère, à côté des "banlieues rouges", de parler de banlieues noires, marquées par une industrialisation proche de la proto‑industrialisation, où le sweating-system bat son plein, polluées et mal loties, qu'il oppose aux banlieues vertes des premiers essais de cités-jardins ou de lotissements pour employés. Le regard porté sur les types d'industries présentes dans la banlieue sud-ouest confirme ainsi l'existence de voies différentes d'industrialisation comme la complexité du monde industriel avant la généralisation de la "grande usine".
Car tel est bien le paradoxe de cette banlieue : de 1860 à 1911, le secteur industriel concentre entre 4/5 et 2/3 des activités ; en 1891 comme en 1911, 3/5 des actifs habitant dans ces communes travaillent dans l'industrie. Ces chiffres en font indéniablement des communes industrielles, bien plus que l'ensemble des communes de la Seine banlieue 268 . Or, très peu de grands établissements s'installent à Malakoff, Vanves ou Montrouge avant la première guerre mondiale, et tous appartiennent à des secteurs industriels traditionnels : distilleries, confiseries et chocolateries, confection textile, tannerie. A Montrouge comme à Vanves, les seules cheminées visibles continuent d'être celles des briqueteries ; point de laminoir ni de hauts-fourneaux, très peu d'ateliers de taille démesurée à l'image de la description de Saint Denis par Brunet ou des usines Renault, voire de la Manufacture des Tabacs dans les communes pourtant proches de Boulogne et d'Issy ; pas d'atelier textile comme ceux décrits dans les rapports des surintendantes au lendemain de la guerre 269 , mais de petites entreprises travaillant le plus souvent avec une escouade de couturières à domicile 270 . L'imprimerie et surtout la photogravure semblent les activités les plus modernes accueillant un nombre conséquent d'ouvriers, mais sans toutefois dépasser une cinquantaine. Les secteurs modernes comme la sidérurgie, le travail de l'acier sont absents de ces communes ; la construction mécanique, l'automobile et la construction électrique s'installent très progressivement, et seul l'établissement de construction de locomotives de tramways exploité conjointement par la Compagnie des Tramways et Thomson-Houston à Malakoff semble de quelque importance.
Finalement, entre le paysage industriel décrit à Saint-Denis, à Bobigny, à Puteaux ou Ivry 271 , et celui de ces communes du sud-ouest de Paris, la distance est grande. La banlieue sud-ouest, à l'image d'une large partie de la proche banlieue parisienne, voit donc émerger un marché de l'emploi 272 très différent, et le monde de l'artisanat se transformer, sans totalement disparaître, au profit d'une spécialisation assez forte dans le domaine de l'industrie mécanique et métallique et sans éliminer totalement la part relativement importante de l'industrie du vêtement 273 . Ces transformations sont accompagnées d'une mutation économique qui ne laisse pas ces communes du sud de la banlieue à côté de l'industrialisation, même si la faiblesse de la présence sur leur sol de très grandes entreprises gomme l'impact paysager de cette industrialisation. Bref, la banlieue sud-ouest garde avec les faubourgs de Paris une proximité qui n'est pas seulement géographique.
Le tissu industriel est donc vivace, dominant, mais ancien. Il connaît toutefois de grandes transformations à l'orée du siècle et suit, dans une certaine mesure, les grands bouleversements de l'industrie française. L'entrée dans le monde urbain se fait conjointement à celle d'un passage dans la modernité industrielle, non sans laisser subsister une part importante d'industries traditionnelles.
Jean-Paul Brunet dans Un demi-siècle d'action communale à Saint-Denis la rouge, 1890-1939, Cujas, 1981, va même plus loin car il note la précocité d'une action politique spécifique à la banlieue ouvrière. Voir aussi Fourcaut, A. Bobigny, banlieue rouge. Ed. ouvrières/Presses de la Fnsp, 1986, mais aussi, dans une vision plus politique et en lien avec l'histoire nationale, Kupferman, Fred. Laval. Balland, 1987. Gérard Noiriel intitule un chapitre de son ouvrage Les ouvriers dans la société française "usine, banlieue, cité, l'ouvrier nouveau est arrivé !", pp. 120 et suiv.
Fourcaut, A., "L'implantation du PCF dans un groupe d'HBM : la cité du Champ des Oiseaux à Bagneux", in Girault J., dir., Sur l'implantation du PCF, Ed. Sociales, 1977.
En 1891, 51 % des actifs travaillent dans l'industrie, en 1911 62 %. La différence avec la Seine banlieue est donc plus importante en 1891 qu'en 1911, ce qui montre encore la particularité des formes d'industrialisation de la banlieue sud-ouest.
Fourcaut, A., femmes à l'usine, ouvrières et surintendantes dans les entreprises françaises de l'entre-deux-guerres, Maspero, 1981, 269 p.
Faraut, F. La Belle Jardinière, Belin, 1987. 185 p.
Isobé K., Problèmes d'évolution économique et d'urbanisation dans la banlieue Ouest. Puteaux et Suresnes durant la guerre de 1914-1918 et pendant l'entre-deux-guerres. Thèse (Claval), Paris-IV, 1981.
Sur l'évolution du marché du travail : Dewerpe, A. le monde du travail en France, 1800-1950, Colin, 1998 [1989] ; Marchand, O., Thélot, Cl., Deux siècle de travail en France. Population active et structure sociale, durée et productivité du travail. Paris, Insee; 1991. Baverez, N. le chômage des années 30. l'exemple parisien. Thèse de 3e cycle, Paris-1, 1986. Omnès, Ouvrières parisiennes, op. cit., et tout particulièrement l'introduction méthodologique sur les théories de la segmentation du marché du travail, pp. 8-11, ainsi que la 1ère partie, pp. 17-89.
En 1911, les industries mécaniques et de transformation des métaux représentent un peu plus de 15 % en comptant l'industrie automobile ; le secteur du travail des étoffes près de 14 %, alors qu'il était à 20,5% en 1860.