En 1846, le Conseil d'Etat est saisi d'une demande en annulation des élections municipales de Vanves, aux motifs de "déroulement frauduleux des opérations de vote", de "tentative d'influence sur les électeurs de la part du maire" et de "viol du secret du vote 372 ". Dans son délibéré de juillet 1847, le Conseil rejette cette plainte et maintient en place les élus de 1846, arguant du manque de preuves concernant les prétendues opérations frauduleuses. Pourtant, le Préfet de la Seine, saisi de la même affaire par une pétition signée de "50 électeurs et 12 membres du conseil municipal, y compris des élus de 1846", avait reconnu "l'insuffisance du maire", coupable d'avoir lu à haute voix le bulletin d'un électeur et d'avoir accepté qu'un des membres du conseil municipal rédige ce même bulletin à l'intérieur de la salle de vote. Au travers de la mise en lumière d'opérations frauduleuses lors des élections municipales, les deux plaignants, Adolphe Belin, vigneron, et Florentin Dufay, limonadier, contestent la position dominante du maire et son autoritarisme. Véritables maîtres en leur commune, les maires de la Monarchie de Juillet sont légitimés par le pouvoir politique central, qui les nomme en prenant soin de les choisir parmi les notables, si possible fortunés et surtout favorables au gouvernement, même si depuis la loi électorale municipale de 1831, le corps électoral local s'est élargi 373 . Deux logiques sont donc en concurrence, en banlieue parisienne comme dans d'autres bourgs : d'une part une forme de démocratisation locale, d'apprentissage de vie démocratique par un acte de vote généralisé, d'autre part le maintien des notables, voire l'archaïsme du pouvoir mayoral, qui "seul gouverne 374 ". Si les deux électeurs de 1846 contestent l'élection au nom de principes démocratiques (secret du vote, représentativité et impartialité du bureau élu pour les opérations électorales), il est aussi probable qu'ils dénoncent la personne du maire, Denis Duval, nommé en 1840, et surtout petit-fils du maire bonapartiste Thomas Duval 375 .
Archétype du maire propriétaire, représentant la notabilité terrienne locale, cultivateurs ou horticulteurs enrichis, Denis Duval l'est certainement ; en tout cas, sa figure correspond à ces maires nommés de la Monarchie de Juillet ou du Second Empire, enrichis plus que de vieille noblesse, hobereaux locaux dénués souvent de sens politique mais âpres au gain et aux affaires : ces maires ont été longuement décrits par Balzac pour le début de la Monarchie de Juillet ou par Flaubert pour le Second Empire. Véritable maître de la commune dans Le Rouge et le Noir, il est parfois un attentiste qui sera le jouet des forces occultes du bonapartisme et du légitimisme liés dans La Conquête de Plassans, ou, plus rarement, un "honnête homme" qui par cette fonction entend détourner l'attention sur son passé de forçat dans Les Misérables. Pour les hommes du XIXe siècle, le maire fait partie du décor de la France profonde, rurale ou des petits bourgs : Verrière, Plassans, Montreuil sont autant de communes ancrées dans l'imaginaire social de la France. En 1848, l'irruption du suffrage universel bouleverse pour un temps très court cette nomination ; reprise en mains dès 1849 par l'Assemblée, la fonction mayorale continuera d'être exercée selon "le bon vouloir du prince" 376 , puisque ce véritable agent de l'Etat est nommé, et il faudra attendre la loi municipale de 1884 377 pour que le maire devienne un élu du conseil municipal.
Personnage central de l'histoire locale, la figure mayorale donne lieu à de nombreuses notices nécrologiques, parfois hagiographiques, et fait les belles heures des érudits locaux, mais ne semble guère avoir séduit les historiens 378 . Certes, Mona Ozouf propose une réelle lecture politique de certains personnages, comme celui de l'abbé Faujas, mais ne présente pas de "maire" dans ses portraits issus des romans du XIXe siècle 379 ; Alain Corbin insiste sur les prérogatives que s'arroge le pouvoir civil à partir de la Révolution pour avoir "le droit de sonner les cloches 380 " et dont use le maire au détriment du curé. Bernard Lepetit propose une analyse de la hiérarchie sociale des villes de la France de la Monarchie de Juillet, mais ne dit rien du pouvoir du maire ou du conseil municipal 381 . Christine Guionnet 382 , enfin, focalise son objet sur la légitimité du pouvoir politique local et son questionnement sur la nature et l'existence réelle du lien spécifique qui serait né, quelque part sous la Monarchie de Juillet, entre les élus locaux et les électeurs, précurseur de l'invention démocratique des Français censée expliquer l'acceptation de l'irruption du suffrage universel après 1848.
Seules quelques enquêtes historiques ont tenté d'approcher, autrement que par le portrait rapidement caricatural à force d'exemplarité, les pouvoirs détenus par le maire. L'enquête dirigée par Maurice Agulhon sur les maires en France du Consulat à nos jours se veut une "histoire politique et culturelle 383 " et tente le pari de relier une histoire de l'administration avec une histoire sociale et politique des premiers acteurs des communes. Toutefois, la troisième partie de ce travail, composée de monographies qui se proposent de donner des exemples concrets des politiques locales, ne s'appuie pas toujours sur une lecture politique des possibilités administratives que les différents pouvoirs centraux ont souhaité donner au niveau local depuis le Second Empire. De même, la très utile Histoire des maires de Jocelyne George a pour objet une étude sociale de ces hommes politiques, afin de tenter de définir "la difficile instauration de la démocratie locale dans la France profonde 384 ", et dresse le portrait d'individus dans leurs rapports avec le pouvoir politique, dans leurs conflits avec l'Etat ou dans la manière dont ils tentent de conserver la magistrature locale en dépit des changements de régime à Paris 385 .
Ainsi, on connaît mal l'individu d'abord élu, puis rapidement nommé par le pouvoir central à la tête des municipalités créées en décembre 1789. Et si certains portraits sont retenus, c'est souvent parce qu'à côté du pouvoir local, ces individualités ont exercé dans le champ politique national une influence non négligeable. Pour un Jules Siegfried, maire du Havre, député puis sénateur, rapporteur de la loi sur les HBM, grand patron philanthrope et animateur du Musée Social, ou un Edouard Herriot porté, très jeune, à la tête de la mairie de Lyon 386 , combien d'obscures Duval, Dupont, Bancelin ou Micard ? Maurice Agulhon montrait l'impossibilité d'un travail complet sur les maires de France, du fait du nombre très élevé de communes : une étude prosopographique telle qu'elle a été engagée au début des années 1980 sous sa direction ne pouvait donner de résultats utilisables que dans la mesure où des forces vives locales étaient mobilisées, et au prix d'une sélection rigoureuse des communes étudiées. Pourtant, sur un espace restreint tel que les communes de la banlieue de Paris, l'étude des maires par le biais des réseaux familiaux et sociaux, des professions et des parcours scolaires, éventuellement des niveaux de fortune n'a pas été jusqu'ici engagée. Certes, là encore, quelques portraits symboliques donnent à voir des maires de banlieue exemplaires du fait de l'importance de leur action nationale, comme Doriot à Saint-Denis 387 ou Laval à Aubervilliers 388 .
Les politistes et les sociologues semblent plus prolixes à considérer l'échelle locale comme lieu de structuration de la légitimité politique ; Michel Offerlé, rappelant la genèse des études sur le personnel politique pour lesquelles il est intéressant de noter l'importance des années 1890-1910 389 , souligne toutefois les risques d'une lecture sociographique du groupe mayoral, engendrant la tentation, selon lui dommageable, de l'exemplarité à travers des monographies ne représentant finalement qu'un "idéal-type 390 ". A force de vouloir tracer le portrait du maire, ne risque-t-on pas de l'enfermer dans un archétype moyen et donc de rejoindre ainsi les caricatures véhiculés par les publicistes ou les écrivains de la fin du XIXe siècle, de Flaubert à Jules Renard ? Cette difficulté d'appréhension d'un groupe défini à la fois par sa position sociale et par les attributs de son pouvoir symbolique n'est pas propre à l'étude des maires, comme l'indique Jean-Pierre Chaline à propos des bourgeois de Rouen 391 . Députés, ministres, hauts fonctionnaires ou patrons 392 ont été étudiés en tant que groupe social et non pas simplement comme juxtaposition de portraits indépendants ; les hommes politiques locaux, en dehors de l'enquête du CNRS engagée par Maurice Agulhon et de quelques autres ouvrages 393 , font figure de parents pauvres dans l'importante somme des travaux historiques sur les élites 394 . Les "petites élites" sont victimes de leur silence, de leur anonymat et de l'absence de traces visibles dans les archives, mais peut être aussi de l'importance d'un Etat fort et centralisé qui en France, semblait encore jusque récemment négliger l'échelle locale 395 .
Cette méconnaissance a été l'un des points de départ de mon projet de recherche, conforté par l'apparent silence autour de l'engagement partisan des élites locales. Lors des recherches préliminaires nécessaires pour délimiter un terrain radical ou du moins républicain en Seine-banlieue, je me suis trouvée confrontée à l'immense difficulté de saisir l'appartenance politique des maires – sans même évoquer celle des conseillers municipaux. Cette recherche a été effectuée à trois dates clé dans les archives départementales et communales ou par sondage dans la presse locale, d'abord en 1870 au moment de la proclamation de la République, puis en 1900, lors des élections municipales qui voient un glissement de l'électorat parisien vers les nationalistes et la "droite républicaine", et enfin à la veille de la Première Guerre Mondiale 396 . Elle s'est avérée assez infructueuse 397 . De là à conclure que les maires restent essentiellement apolitiques avant l'entre-deux-guerres, il n'y a qu'un pas, franchi relativement rapidement et rappelé par de nombreux auteurs. Ainsi, André Siegfried dans sa préface au livre de Roger Thabault, souligne-t-il qu'il faut
‘"[…] toujours se demander, quand on veut connaître une commune, quel est le type de maire qu'elle se donne : est-ce un noble, un notable conservateur, un notable républicain, ou simplement un magistrat municipal choisi parmi les simples citoyens ? 398 "’et confirme par là l'ambiguïté de ce positionnement : doit-on chercher à saisir l'appartenance sociale (un noble, un notable, un simple citoyen, voici ce qui semblent des critères sociaux) ou au contraire une appartenance sinon partisane, du moins intellectuelle (républicain ou conservateur) ? Cette ambivalence sera toujours présente dans les archives, et, y compris dans les joutes électorales du début du siècle, la confusion entre la position sociale et l'idéologie défendue (un patron ne pouvant, aux yeux de certains, n'être que suspect de collusion avec le pouvoir central et le monde des affaires, et son engagement radical souvent contesté) oblige à de nombreux recoupements avant de se faire une idée précise des idées politiques défendues par le maire d'une petite commune de la Seine- banlieue.
Notable républicain, est-ce dire notable avant tout et républicain lorsque l'on entre en République ? Insister sur l'apolitisme supposé des maires avant la Guerre de 1914 confirme l'analyse faite par Daniel Halévy, opposant un monde de "notables", n'usant que de la légitimité de la fortune et de la position sociale pour perdurer à la tête des communes, et un monde des nouvelles couches exclusivement partisanes dont le ressort de la légitimité ne serait, à l'inverse, que l'engagement militant. Or cette dichotomie ne semble guère satisfaisante, comme l'ont suggéré les premières pistes dans les archives. Dans le même temps, alors qu'aucune appartenance militante clairement assumée ne semble ressortir, des allusions à l'engagement partisan des maires dans les communes de la banlieue sud-ouest retrouvées ça et là bien avant la Première Guerre Mondiale, dans quelques professions de foi 399 ou dans les procès-verbaux des réunions de l'Union Républicaine radicale de Vanves entre 1898 et 1919 400 , permettent de poser d'autres hypothèses sur la nature de la légitimité du pouvoir local entre 1860 et 1914. Ainsi, l'opposition trop tranchée entre un avant et un après l'élection démocratique – c'est à dire rejetant dans un archaïsme volontairement simplifié, mêlant royalisme et bonapartisme, les maires d'avant 1884 – mérite d'être interrogée. Peut-on dater le passage d'une légitimité fondée sur la possession à une légitimité fondée sur l'engagement ? N'y a-t-il pas d'autres formes de légitimation du pouvoir mayoral entre 1860 et 1914, qui au lieu de se succéder, se superposent ? Telles ont été non pas les hypothèses de départ, mais bien les interrogations finalement posées aux archives, afin de saisir, sur un terrain limité dans le temps et dans l'espace, les formes différentes prises par ces légitimités et donc l'éventuel renouvellement des élites ainsi que des discours et des représentations entourant l'action politique locale.
AM Vanves, 1 K 2.2.1, élections de 1846.
Guionnet, C. L'apprentissage de la politique moderne. Les élections municipales sous la Monarchie de Juillet. L'Harmattan, 1997, 324 p.
En effet, depuis l'Empire, les conseils municipaux n'ont que voix consultative et le maire seul dirige l'administration communale, soutenu par les avis de l'assemblée.
Thomas Duval est maire de l'an VIII à 1815 sans discontinuer. Propriétaire à Issy, il décède en 1816. La famille Duval établit des relations entre le pouvoir politique local tout en représentant les familles de propriétaires cultivateurs.
George, J. Histoire des maires de 1789 à 1939. Plon 1989. 285 p.
La loi électorale municipale de 1884, établit l'élection du maire par le conseil municipal dans toutes les communes à l'exception de Paris et met ainsi fin à la nomination du maire par le pouvoir central, nomination qui ne sera rétablie que par le régime de Vichy.
Quelques biographies, comme souvent de maires exemplaires et auréolés d'un destin national, semblent montrer un intérêt nouveau au croisement de la science politique et de l'histoire. Cf. la thèse d'Eric Phélippeau, Le Baron de Mackau en politique. Contribution à l'étude de la professionnalisation politique, Paris X, 1996 et son article : "la fin des notables revisitée", in Offerlé, M. (dir.), la profession politique, XIX e -XX e siècles, Belin,1999, pp. 69-92.
Ozouf, M. Les aveux du roman. Le XIXe siècle entre ancien régime et révolution. Fayard, 2001, pp. 234-260.
Corbin, A. Les cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe siècle. Albin Michel 1994, p. 164 et suiv.
Lepetit, B. Les villes dans la France moderne (1740-1840). Paris, Albin Michel, 1988.
Guionnet, C. L'apprentissage de la politique, op. cit.
Agulhon, M. (et al), Les maires en France du Consulat à nos jours. Publications de la Sorbonne, 1986, p. 13, introduction méthodologique.
George, J. Histoire des maires, op. cit., préface de Maurice Agulhon, p. 11.
Sur cet opportunisme en politique et donc une forme d'apolitisme revendiqué, cf. Fourcaut, A. la vie politique dans une commune de banlieue : Bagneux, 1870-1936, Maîtrise, Paris-1, 1971, (Droz-Girault), 110 p.
Berstein, S., Edouard Herriot ou la République en personne. Presses de la FNSP, 1985.
Burrin, P., La dérive fasciste. Doriot, Déat, Bergery, 1933-1945. Seuil, 1986.
Kupferman, F., Laval. Balland, 1987.
Weber, M., Le savant et le politique, Plon, 1959 [1919] ; Ostrogorski, M., La démocratie et les partis politiques, Seuil 1979 [1902] ; et, alors que l'anglicisme "politicien" se diffuse dans la littérature française, les essais de Halévy, la fin des notables, Grasset 1930. Damamme, D., "Professionnel de la politique, un métier peu avouable", in Offerlé, la profession politique, op. cit., pp. 40 et suiv.
Offerlé, M., "professions et profession politique", in Offerlé, M., La profession politique, op. cit., pp. 27-31.
Chaline, J.-P. Les bourgeois de Rouen. Presses de la FNSP, 1982, pp. 15-18.
Parmi les nombreux travaux : Estèbe, J. Les ministres de la République, 1871-1914. Presses de la FNSP, 1982. ; Birnbaum, P. les Fous de la République, Fayard 1992. ; Charle, C. Les Elites de la République, 1880-1900. 1987. ; Barjot, D. (dir.) Les patrons du Second Empire, Cnrs/Picard, 1991-1999.
A l'exception de Girard, L., Prost, A., Gossez, R. Les conseillers généraux en 1870. Paris, Puf 1967, et des travaux récents tel Dumons B., Pollet, G. et Saunier, P.-Y. Les élites municipales sous la III e République. Des villes du sud-ouest de la France. Cnrs éditions, 1997, 210 p
Je renvoie à la bibliographie de la thèse de Christophe Charle.
Dumons, Pollet et Saunier, Les élites municipales, op. cit., pp. 7-19.
Combeau, Y., Paris et les élections municipales sous la III e République. La scène capitale dans la vie politique française, L'Harmattan, 1998.
Le choix du terrain ne pouvant donc se faire sur un simple critère politique comme je l'avais au départ espéré, a été effectué en partant à la fois du premier résultat politique retrouvé (le résultat des élections de 1929), et en procédant par sondage sur la période antérieure dans la presse locale et les délibérations des communes choisies par leur unité sociologique et géographique avant 1914. Ce choix reste arbitraire et forcément imparfait.
Siegfried, A., préface à Thabault, Roger. Mon village, ascension d'un peuple, 1848-1914. Paris, Delagrave, 1945, p. 6..
Fonds (très décevant) des archives des Hauts de Seine, D3M2, issu de la dévolution des archives de l'ancienne Seine. Fonds encore plus décevant identique aux Archives de Paris ; fonds non coté à la Bibliothèque Nationale.
Archives départementales de Vanves, deux registres non cotés. Merci à Bruno N'Guyen de me les avoir signalé.