Règles et contraintes juridiques.

Les caricaturistes du second XIXe siècle se sont donné à cœur joie pour croquer le premier personnage de la commune : embonpoint de rigueur, figure rougeaude, condescendance avec ses administrés (voir image 5 ).

image 5. caricature de Daumier.

texte associé à cette caricature de Daumier :
- M'sieur le maire, qu'est ce c'est un 'bibiscite' ?
- c'est un mot latin qui veut dire 'oui'.

Personnage fat et arrogant, il est l'archétype du parvenu : le pouvoir l'installe dans ses fonctions, et en fait un instrument de sa politique 401 . On oppose à ce maire nommé, non pour ses compétences mais pour sa richesse, son entregent ou son autorité locale, les forces vives, intellectuelles, aristocratiques ou économiques, qui seraient, selon les critiques, plus aptes à gouverner les communes. Mais l'Etat français ne s'y trompe pas : même lorsqu'il "décentralise", il continue, jusque tardivement dans le siècle, à garder entre ses mains les rênes du pouvoir local, trop incertain de la fidélité politique de ceux qui en disposent pour créer un self governement à l'anglaise 402 . Ainsi, le pouvoir mayoral se confond-t-il avec celui d'un agent de l'Etat jusqu'à la loi municipale de 1884 : le Second Empire, suivant à la fois le modèle centralisateur napoléonien mais aussi les formes de l'Etat monarchique issues de la Restauration ou de la Monarchie de Juillet, augmente les obligations locales tout en encadrant encore davantage les bribes de pouvoir détenu par le maire. Nommé par le pouvoir, le maire est aussi subordonné au Préfet mais ligoté dans son action par les éventuels vœux de ses concitoyens qui s'expriment à travers l'élection du conseil municipal : le maire est donc un personnage schizophrène, agent de l'Etat et premier représentant de la démocratie locale.

La loi municipale de 1884, en instaurant l'élection du maire par le conseil municipal 403 , change les formes de légitimité du pouvoir mayoral : recevant son pouvoir de l'élection, même indirecte, il doit donc trouver d'autres ressources à mettre en avant que la fidélité au pouvoir central. Apparemment donc, la loi municipale de 1884 peut apparaître comme un tournant, permettant ainsi un renouvellement des élites municipales, et sinon leur républicanisation, du moins leur politisation. Cette coupure chronologique d'une part, et ces transformations des formes de notabilités d'autre part, sont-elles visibles sur le terrain de la Seine-banlieue ? Jusqu'ici, les études se sont souvent focalisées sur les différences qui existent entre maires ruraux et maires urbains, signalant le renouvellement précoce des élites urbaines, alors que les élus ruraux continueraient, sauf exception, à mettre en avant les ressorts d'anciennes formes de notabilité 404 . Qu'en est-il en banlieue parisienne, dans ces communes dont le premier chapitre a déjà montré la permanence des caractéristiques faubouriennes et la vitalité de la modernité économique, y compris avant l'entre-deux-guerres ? Cette double interrogation semble être pertinente pour saisir la complexité des élites locales dans la banlieue sud-ouest de Paris.

A quel moment, et par le truchement de quelles professions ou positions sociales, est-on passé en banlieue parisienne d'une élite municipale traditionnelle, utilisant les ressorts de légitimité identiques à ceux mises en œuvre depuis la création des municipalités, à des élites municipales "modernes", qui mettraient en avant d'autres formes de légitimité, non limitée à leur appartenance sociale ou leur fidélité au régime ? L'idée d'une diffusion de la modernité à travers les élites locales a été esquissée, en particulier par Christian Topalov 405 . Par ailleurs, Bruno Dumons, Gilles Pollet et Pierre-Yves Saunier ont traqué les élites techniques, culturelles et administratives des municipalités du sud-est de la France 406 . William Cohen a fait de même dans une intéressante comparaison des municipalités du sud de la France 407 .

C'est donc à la fois dans la filiation de ces études, mais aussi en marge de ces dernières, que se situe le propos, ne serait-ce que parce qu'aucune des communes du terrain choisi ne dispose à proprement parler d'une administration municipale conséquente avant le début des années 1900, et plus généralement avant l'entre-deux-guerres 408 . Les monographies sur la banlieue parisienne, en portant leur regard sur Saint-Denis 409 , la plus peuplée des communes de Seine banlieue, ou sur Bobigny, dans l'entre-deux-guerres 410 , à un moment où l'idée d'une "science communale" se diffuse plus largement 411 , n'ont pas recherché les prémisses de la diffusion de cette modernité dans la gestion locale.

Notes
401.

George, J. Histoire des maires, op. cit.

402.

Au sujet des tentatives de réformes et de décentralisation, cf. Basdevant-Gaudemet B. La commission de décentralisation de 1870. Contribution à l'étude de la décentralisation en France. Puf, 1973.

403.

Ce principe avait déjà été mis en place de manière provisoire par une loi du 3 juillet 1848. Cf. Basdevant-Gaudemet, op. cit.. p. 19.

404.

C'est en particulier le point de vue défendu par C. Guionnet, L'apprentissage de la politique moderne, op. cit.

405.

Topalov, C. (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914. Ehess, 1999. Le champ de la réforme est ainsi décrit comme une nébuleuse dont les réseaux sont ancrés parmi les élites intellectuelles.

406.

Dumons, Pollet, Saunier, Les élites municipales, op. cit.

407.

Cohen, W. B., Urban Government and the Rise of the French City, St Martin's Press, 1998.

408.

Ainsi, il existe depuis le début des années 1910 un service d'hygiène et de voirie à Montrouge ; Malakoff semble aussi organiser l'administration municipale en "bureaux" techniques à la même période. A contrario, ni Vanves ni Bagneux ne disposent d'une telle organisation, la commune de Bagneux n'appointant que quelques cantonniers, un garde-champêtre, un agent voyer communal, et ayant recours pour les travaux sur les bâtiments publics à un architecte communal exerçant en libéral.

409.

Brunet, J.-P. Un demi-siècle d'action communale à Saint-Denis la rouge : 1890-1939, Cujas, 1981.

410.

Fourcaut, A. Bobigny, banlieue rouge. 1986.

411.

Payre, R., Une improbable science du politique : la "science communale". Les école de gouvernement municipal et la formation des conducteurs de villes, Thèse, 2001 (Ihl), Grenoble-IEP.