La constitution d'un groupe d'individus, dont le point commun est d'avoir exercé la fonction mayorale en banlieue sud-ouest entre 1860 et la veille du premier conflit mondial, rencontre de nombreux obstacles. Le silence des archives publiques, la quasi absence d'archives privées confirment l'impression relevée précédemment d'être en face d'individus peu connus et peu facilement identifiables. Ce silence n'est propre ni au territoire, ni à l'histoire administrative de la région, même si les archives de la banlieue parisienne souffrent souvent de lacunes, d'engorgement et, encore aujourd'hui, de la réorganisation des départements de la région Ile-de-France en 1964 435 . A l'inverse, l'objet même de l'étude, parce qu'il n'a peut être pas suscité toute l'attention des chercheurs encore aujourd'hui, n'a guère produit d'instruments de recherche et d'inventaire permettant une consultation plus aisée des sources. De fait, la centralité de l'Etat en France a longtemps engagé les recherches vers un niveau plus élevé d'élites : d'une part en favorisant les recherches sur les élites parisiennes, d'autre part en privilégiant, lors des enquêtes engagées à la fin des années 1980, l'échelle départementale. Aujourd'hui, les élites locales régionales connaissent un regain d'intérêt accentué par les regards étrangers portés en particulier à la bourgeoisie ; mais l'échelle communale continue, peu ou prou, à être un domaine réservé au mieux aux études monographiques.
Pourtant, poussé là encore par les politistes et les chercheurs anglo-saxons, certains aspects du "pouvoir municipal" sont aujourd'hui mieux connus, comme le montrent les travaux de Bruno Dumons, Gilles Pollet et Pierre-Yves Saunier sur les élites municipales dans le sud-est de la France, ceux de Michel Offerlé ou dirigés par lui, et certaines thèses récentes 436 . Toutefois, depuis la grande enquête lancée par l'équipe réunie autour de Maurice Agulhon 437 , les premiers magistrats communaux n'ont guère été l'objet d'attention particulière, et encore moins dans la période précédant 1914. Certes, certains maires, y compris de banlieue parisienne, sont l'objet d'études biographiques (Pierre Laval à Aubervilliers, Edouard Herriot à Lyon 438 ), mais dépassant largement le cadre local. D'autres travaux s'intéressent de près à cette gestion communale : c'est le cas de Jean-Paul Brunet à Saint-Denis ou d'Annie Fourcaut pour Bobigny, qui dressent le portrait politique et local du maire communiste, Jean-Marie Clamamus 439 . Le groupe mayoral n'a pas suscité autant d'intérêt depuis la parution du livre de Jocelyne George et celle de l'enquête prosopographique menée par l'équipe de l'Université Paris-1, il y a déjà quinze ans.
Il fallait donc sinon inventer une méthode d'approche, du moins adapter à un groupe de taille très réduite des techniques d'investigation mises au point ailleurs, et en particulier par les chercheurs travaillant sur les groupes sociaux ou professionnels : Adeline Daumard pour les sources concernant l'évaluation possible des fortunes, Jean-Marie Mayeur pour les études sur les parlementaires, ou Jean-Luc Pinol qui, dans les mobilités de la grande ville, souligne l'importance des annuaires de sociétés et l'appartenance aux clubs comme critère d'appartenance sociale aux élites urbaines, tout comme il effectue un travail, à Lyon ou à Strasbourg, sur les stratégies résidentielles des élites 440 .
Les recherches historiques sur les élites locales ont largement montré la difficulté de regroupement des sources pour tenter un tableau sociologique cohérent et pour donner à voir une partie de la population dont le point commun n'est pas une appartenance sociale a priori, mais celui d'avoir exercé le mandat de maire 441 . Toutefois, en croisant des sources de natures variées 442 , le groupe s'est peu à peu constitué. Formé de 33 individus nés entre 1796 et 1873, les maires de cette banlieue sud-ouest de Paris exercent leurs fonctions entre 1853 et 1935. Ainsi, ces "petites élites 443 " parcourent-elles un temps à la fois vaste, du Second Empire à l'entre-deux-guerres. Le choix de ce découpage chronologique est lié largement aux questions posées : est-il possible de montrer une évolution dans le recrutement des maires dès lors que l'on passe de la nomination à l'élection, est-il toujours pertinent de parler d'une "fin des notables" auxquels se substituerait une élite diplômée et technicienne ? Si, à travers quelques monographies de personnages emblématiques apparaissent la politisation des élus municipaux et leur capacité, dès l'entre-deux-guerres, à maîtriser les contenus de plus en plus techniques de la gestion municipale en s'entourant d'une "haute fonction publique municipale", qu'en est-il de la période comprise entre 1884 et le premier conflit mondial ? L'évolution des libertés communales et la légitimité politique accrue par l'élection du maire ont-elles donné naissance rapidement à de nouvelles élites, ou au contraire la continuité a-t-elle en partie perduré ?
Il a donc fallu poser à ce groupe peu nombreux d'individus des questions pertinentes. L'échelle choisie ne permet guère l'utilisation intellectuellement satisfaisante des statistiques, et les effets d'âge, le particularisme d'un seul individu peut largement fausser toute la réflexion. Mais en effectuant un travail à la fois sur des données statistiques lorsqu'elles sont suffisamment nombreuses, sans prétendre à une quelconque généralisation abusive du fait de la taille de l'effectif, et sur des données traitées de manière empirique, on peut espérer pouvoir trouver des différences dans le choix du premier magistrat, ainsi que des éléments d'explications aux transformations de la légitimité mayorale dès la fin du XIXe siècle – sans que cette explication soit uniquement évoquée comme la conséquence de la "loi des maires" voulue par Jules Ferry et votée en 1884.
Les données d'état civil permettent à la fois d'esquisser des portraits individuels et de réfléchir sur des constantes : âge au premier mandat, âge moyen des maires à leur entrée en fonction 444 , lieu de naissance. La diversité des communes de naissance oblige à un regroupement : les parisiens, les banlieusards (nés dans une commune de banlieue au sens des communes des départements actuels de la petite couronne, c'est-à-dire l'ancienne Seine, à l'exclusion de la commune dont ils deviennent maire), les locaux (nés dans la commune dont ils assurent la première fonction politique), et les provinciaux, auxquels j'ai adjoint les individus nés dans l'ancienne Seine-et-Oise, alors en dehors de l'agglomération parisienne. En dehors des portrait individuels ou familiaux, il est difficile de réfléchir en données agrégées sur d'autres données démographiques (nuptialité, descendance), du fait des lacunes dans ce domaine. Toutefois, ces données ont été recherchées de manière systématique, surtout pour évaluer, dans le cas où l'on retrouve trace des alliances matrimoniales des enfants, l'environnement social dans lequel évoluent les individus.
Pour chaque individu, une fiche a été établie, comprenant la plupart des données brutes issues des recherches en état civil, dans les archives de la légion d'honneur ou, pour les fonctionnaires, dans celles de leur ministère de tutelle. Le modèle est celui utilisé pour les études sur les parlementaires sous la IIIe République 445 , mais transformée pour mettre en avant les spécificités locales 446 . L'appartenance aux clubs, dont il semblait au départ qu'elle pouvait être un atout essentiel pour tenter de dresser les zones d'influence de ces individus, s'est révélée extrêmement décevante : il n'existe pas de club "en banlieue", et les individus que l'on retrouve au Jockey Club, ou présents dans le Bottin Mondain sont attendus à cet endroit. Par contre, le dépouillement du Bottin du Commerce de la banlieue parisienne et de l'Annuaire Bijou 447 pour les communes étudiées permettent de voir l'importance de l'espace social de certains entrepreneurs exerçant les fonctions mayorales. L'évaluation des fortunes est l'élément le plus complexe, et, de fait, il reste malheureusement incomplet. Pour cela, j'ai dépouillé les archives de l'enregistrement pour retrouver les successions au décès du père de l'individu (cela donne une idée de l'état de fortune dans l equel se trouve la famille) et, lorsque la loi sur les archives le permet, à la date du décès de l'individu. De nombreux écueils subsistent : les déclarations de succession sont bien répertoriées aux Archives de Paris mais, pour les Archives des Hauts-de-Seine, il faut aller à la pêche en fonction de la date du décès : aucun inventaire ni répertoire n'existent. La communication a été possible à Paris, mais souvent impossible à Nanterre, la série 3Q correspondant aux archives de l'enregistrement étant en très mauvais état de conservation. Enfin, certains individus conservent des biens dans d'autres circonscriptions fiscales, et il est impossible de savoir où se situent ces dernières. La recherche des successions s'est limitée aux centres d'archives de la région parisienne. Parfois, l'évaluation de la fortune et/ou du revenu des individus a pu être faite par d'autres biais : conservation de la liste des électeurs les plus imposés 448 , listes électorales d'avant 1848 permettant d'évaluer, par le montant du cens, la fortune d'une famille installée depuis longtemps dans les communes étudiées 449 , niveau de fortune et d'instruction indiqué dans la liste des choix possibles envoyée à la Préfecture lorsque le maire est encore nommé (c'est-à-dire jusqu'en 1884). En dernier lieu, j'ai effectué une recherche systématique des dossiers de service militaire, lorsque les tables de recrutement étaient disponibles aux Archives de Paris, c'est-à-dire de 1868 à 1923. Les bureaux de recrutement de banlieue y sont en effet intégrés. 450 .
A partir de ces données éparses, un portrait de groupe peut être dressé, comportant toujours des lacunes mais donnant à voir une partie de ces "élites moyennes" de la banlieue parisienne.
Jusqu'en 1975, les archives de l'ancien département de la Seine ont été conservées à Paris, confondues avec les archives de la Ville de Paris. Depuis la "dévolution" de 1975, les cartons ont été triés, parfois recotés, et envoyés dans les services des archives des nouveaux départements de la petite couronne. Certains de ces cartons ne sont toujours pas disponibles faute d'inventaire précis, ou présentent des lacunes étonnantes (la série D9, administration municipale, censée regrouper les courriers et documents administratifs entre la Préfecture de l'ancien département de la Seine et les communes, est ainsi très lacunaire aux archives des Hauts-de-Seine).
Dumons, B., Pollet, G., Saunier, P.-Y. Les élites municipales sous la III e République. Des villes du Sud-Est de la France, CNRS, 1997 , Offerlé M. dir. Profession politique, op. cit. ; Mots, "le temps des mairies", 2001 ; Payre R., op. cit., thèse, 2001.
Agulhon, M., et al., Les maires en France, op. cit. George, J., Histoire des maires, op. cit.
Cointet, J.-P., Pierre Laval. Fayard, 1993 .Berstein, S., Edouard Herriot ou la République en personne, op. cit.
Brunet, J.-P., un demi-siècle d'action communale, op. cit. ; Fourcaut, A., Bobigny, banlieue rouge. Editions ouvrières/Presses de la Fnsp, 1986.
Pinol, J.-L., "les élites dans deux villes provinciales (Lyon et Strasbourg des années 1870 aux années 1930)", in Petifrère, C., éd., Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains, de l'Antiquité à nos jours. Tours, Cehvi, 1999, pp. 187-197 ; Pinol, J.-L., Les mobilités de la grande ville, Pul, 1991, pp. 126-152.
Dumons, Pollet, Saunier, Les élites municipales, op. cit, p. 5-19.
La source première (repérage des noms de famille et des dates de mandat) fut à la fois l'Etat des communes, mais qui s'arrête au tournant du siècle, divers ouvrages d'histoire locale (Malakoff, cent ans d'Histoire, Histoire de Montrouge, Histoire de Vanves), dont les portraits de maires sont soit hagiographiques, soit profondément critiques, la presse locale dépouillée autour des dates des élections municipales (mais le nom du maire finalement élu n'est pas toujours mentionné pour toutes les communes…), les procès verbaux d'installation des conseils municipaux, des maires et des adjoints (regroupés à Vanves sous une cote particulière, insérés dans les registres de délibérations à Malakoff, Montrouge et Bagneux), et parfois tout simplement les plaques inaugurant l'Hôtel de Ville (c'est le cas dans le hall de celui de Malakoff). Dans la plupart des cas, seuls les noms de famille sont mentionnés, rarement les prénoms, quasiment jamais l'âge et/ou la profession.
Dumons, B., Pollet, G., Saunier, P.-Y. Les élites municipales, op. cit., pp. 12 et suiv.
Travailler sur l'âge moyen des maires en fonction impose, du fait de la petitesse de l'effectif, d'utiliser plutôt des moyennes mobiles sur 3 ans encadrant de fait chaque année pour gommer les effets d'âge lié à un seul individu. A l'inverse, l'âge moyen d'entrée en fonction n'a pas été transformé en moyenne mobile des âges moyens d'entrée en fonction. Les deux indicateurs mesurent des réalités différentes.
Université de Paris-4, document de travail utilisé dans les études du personnel diplomatique par Isabelle Dasque dans sa thèse. Dasque, I., histoire sociale et politique d'une élite administrative sous la IIIe Répubilque : ambassadeurs et ministres plénipotentiaires, Thèse en cours, Paris-4 (Poussou).
Cf. un exemple type de fiche en annexe.
Annuaire commercial et industriel des communes de banlieue.
c'est le cas à Vanves pour 1878.
Le fonds des archives communales de Vanves est à cet égard extrêmement riche.
AD Paris, tables de recrutement microfilmées, 1875-1923, (et sous format papier pour la période 1868-1875), 2 mi 11 à 2 mi 27, donnant le matricule de la recrue permettant ensuite de retrouver sa fiche de recrutement dans la série DR1. Ces fiches donnent des indications précieuses sur le niveau d'instruction, l'état physique, la profession et les résidences successivement occupées par l'individu.