C. Professions et statuts

Qui ont été ces maires de banlieue avant d'accéder à la première magistrature locale ? Quelles professions ont-ils exercées ? Si on se réfère aux procès verbaux d'installation des maires, l'absence de profession y est dominante ; de même, les plaques funéraires retrouvées font rarement référence à l'activité professionnelle des édiles communaux. Les plaques commémoratives, installées dans les halls des mairies de Malakoff ou de Vanves, ne font pas référence à la profession des différents premiers magistrats. Eux-mêmes, lorsque l'on trouve trace de leur profession alors qu'ils sont maires, se déclarent le plus souvent "propriétaire" ou "rentier".

Le tournant du siècle voit tout de même une distinction s'opérer. Ernest Gay, conseiller municipal de Paris publie depuis 1871 un annuaire administratif de Paris et du département de la Seine, Nos édiles 474 . Si l'ensemble des maires de banlieue ne sont pas répertoriés, on y trouve quelques portraits de conseillers généraux du département de la Seine, y compris ceux représentant les communes de la Seine-banlieue. Ces portraits font la part belle aux qualités morales et professionnelles supposées de ces élus, et tiennent plus de l'hagiographie que de la description sociologique, mais on y découvre le parcours de Jean-Marie Dupont, architecte, qui,

‘"avant même de songer à se consacrer à la politique, […] s'est déjà créé une solide réputation d'architecte, par d'importants travaux exécutés sur ses plans après concours, et par des projets remarquables primés par les jury d'examen, mais restés inexécutés faute de crédits suffisants. […] Nombreux sont les édifices publics et les bâtiments privés auxquels son nom est attaché et qui portent non seulement sa signature, mais aussi et surtout la marque de son talent, l'empreinte de sa personnalité d'artiste 475 ".’

La vérification dans les archives de l'Ecole des Beaux Arts, dispensant l'une des formations d'architecte de l'époque, montre toutefois que cet artiste inspiré a été radié du concours pour fraude, ayant envoyé l'un de ses camarades passer l'épreuve de mathématiques à sa place 476 . La profession à l'époque n'est pas réglementée, et le titre non encore protégé par l'Etat 477 , ce qui lui permet de s'installer tout de même comme architecte. Son activité à Vanves est réduite, bien qu'il propose en 1898 les plans d'un ensemble de villas, prévues à la location, appelées "villa Dupont", dont une recension élogieuse est faite dans une revue d'architecture moderne de l'époque 478 . Par contre, il semble bien avoir participé à la construction de nombreux bâtiments publics, un peu partout en province 479 .

A l'inverse de leurs prédécesseurs, les maires élus au tournant du siècle indiquent plus souvent leur profession, y compris à leur décès. C'est le cas d'Etienne Jarrousse, maire de Vanves, qui est déclaré comme négociant à son décès en 1911, alors que les notices biographiques insistent sur le fait qu'il s'est retiré des affaires et a vendu, en 1908, à 57 ans, son négoce de cafés pour se consacrer à la vie publique 480 . A contrario, Louis Philippe Pruvot, toujours à Vanves, est déclaré comme "propriétaire" lors de son décès en 1889, bien qu'il ait exercé la profession de caissier dans des établissements bancaires parisiens. 481 Sur l'ensemble du groupe, un seul individu n'est connu que par cette appellation de propriétaire ou rentier, soit 3 % de l'effectif. Pour retrouver trace des professions exercées, il faut retourner aux actes de naissance des enfants ou, mieux encore car généralement mieux renseignés, aux actes de mariage des individus. Avec la difficulté que ceux-ci se marient, suivant la tradition, au domicile de leurs futures épouses.

Toutefois, les recherches croisées permettent de dresser un portrait du maire en activité, c'est-à-dire de la profession que ce dernier a exercé, le plus souvent avant d'accéder à la charge mayorale, qui voit un nombre important d'entre eux quitter alors la vie professionnelle. Sur l'ensemble du groupe, la profession d'un seul individu n'est pas renseignée. Le reste du groupe se répartit en 30 professions différentes - du moins avec 30 appellations différentes. Le problème est donc de proposer un regroupement professionnel qui ait une cohérence, tant au niveau social qu’au niveau d'instruction qu’induisent ces professions. Les données ont été agrégées afin de se rapprocher au plus près de catégories aujourd'hui compréhensibles 482 – et éventuellement comparables avec d'autres données sur les élites, qu'elles soient de la seconde moitié du XIXe siècle ou du premier XXe siècle 483 .

Tableau 38. Professions des maires, 1860-1914
Tableau 38. Professions des maires, 1860-1914

La première constatation est l'absence des mondes ouvrier et artisanal. Avant le premier conflit mondial, ces derniers, pourtant largement majoritaires dans les communes, sont bien exclus de la représentation locale. Second constat, les négociants et industriels sont, sauf exception, liés à la fabrication de produits modernes (fabricant de produits chimique, fabricant de parapluies, qui, tout en gardant une boutique à Paris, installent leurs ateliers à Bagneux puis à Montrouge). Un seul d'entre eux, Barthélemy Périer, peut appartenir au groupe social artisanal, du moins à son entrée dans la vie active : charron à son mariage en 1836, il devient exploitant de carrières dès la naissance de son second fils en 1837. C'est cette profession que déclare la famille à son décès en 1874 484 ainsi que lors de la succession 485 . Par ailleurs, Amédée Féburier, dessinateur lithographe, aurait pu appartenir au monde des ouvriers d'art, bien que le classement de cette profession soit difficile, puisqu'elle peut aussi être exercée de manière indépendante pour le compte de nombreux imprimeurs présents sur le territoire de Montrouge et de Malakoff. De fait, le regroupement avec d'autres données montre que le premier maire de Malakoff était en fait un artiste, et, suivant en cela la nomenclature de l'époque, il a été classé dans les professions intellectuelles 486 .

Les édiles municipales appartiennent de fait à un monde de l'élite sociale, dont émergent deux grands groupes de taille équivalente (30 % de l'effectif pour chacun) : les négociants et industriels et les cadres supérieurs. Si l'on ajoute à ces deux groupes les notables (6 % de l'effectif), près des 2/3 des individus exerçant le pouvoir mayoral se situent sans grand risque d'erreur dans des catégories sociales aisées, voire très aisées.

A leurs côtés apparaissent néanmoins quelques représentants de la classe moyenne, employés de bureau mais surtout employés de la fonction publique (Ministère des Postes, Préfecture de la Seine) ; toutefois, ce groupe ne représente qu'à peine plus de 20 % de l'effectif.

Cette diversité doit être nuancée en s'interrogeant d'une part sur la périodisation (les mêmes catégories sociales sont-elles présentes tout au long de la période, ou au contraire voit-on poindre des évolutions ?), et d'autre part en fonction du lieu de naissance.

Globalement, les maires du second Empire sont de préférence négociants ou propriétaires, alors que ceux de la période républicaine, de 1870 à 1914, présentent plus de diversité, avec une prédilection pour les cadres supérieurs et les employés. En affinant la périodisation à l'intérieur de la période républicaine, on note une accentuation de la présence des employés, essentiellement à partir des années 1880, et une part très importante des cadres supérieurs qui tend toutefois à décroître à la veille de la guerre : ces deux catégories de profession deviennent progressivement les plus exercées par les maires. Parallèlement, l'effacement de la catégorie "négociant et industriel" est important, et il confirme ainsi le renouvellement des élites locales par des groupes plus diplômés, ayant davantage accès à l'instruction, mais dont le niveau de fortune n'est plus le critère essentiel de légitimation.

graphique 22. Répartition des professions exercées en fonction de la période de début de mandat
graphique 22. Répartition des professions exercées en fonction de la période de début de mandat

La diversification des professions est donc en partie liée à la période d'exercice du mandat, confirmant ainsi l'évolution esquissée par l'âge d'arrivée au pouvoir local. Le croisement avec le lieu de naissance permet aussi d'apporter des hypothèses sur le changement de ressort de la légitimation. Ainsi, les Parisiens sont en majorité négociants, industriels ou cadres supérieurs : on peut penser que leur ancrage local s'effectue à l'aide de leur appartenance au monde commerçant et entrepreneur de la commune où ils ont installé leurs activités, ou grâce à l'aura de leurs qualités intellectuelles, souvent mises en avant comme une qualité d'expert. A l'inverse, la profession exercée par les locaux ne semble guère être un critère : ici, c'est bien l'appartenance patrimoniale ou territoriale (le nom, l'ancrage familial) qui joue en faveur de tel ou tel maire. Le cas des Provinciaux est plus étonnant, du fait de la répartition entre les professions : le critère professionnel ne semble pas jouer, or, l'implantation locale peut leur faire défaut : c'est peut être qu'ici joue une autre forme de légitimité, en particulier pour les provinciaux élus depuis 1884, l'appartenance partisane. Or les maires élus nés en province représentent 2/3 des maires de la période républicaine ouverte par la loi municipale de 1884, et ils sont encore près de la moitié des élus au tournant du siècle.

L'enjeu de la hiérarchie sociale est central pour comprendre qui sont ces maires de banlieue. Leur distance sociale avec leur administrés est importante, mais elle n'est pas propre aux communes de banlieue de Paris, fussent-elles des communes populaires ; là comme ailleurs, le mimétisme social attendra plutôt l'entre-deux-guerres. Il est frappant de voir que le portrait, facilement colporté, du maire de banlieue notable conservateur et réactionnaire, que seule la vague communiste et socialiste des années 1920 puis 1930 balayera, est en fait relativement peu présent dans cette partie de la banlieue. Cadres supérieurs, essentiellement recrutés parmi les hauts fonctionnaires, puis employés, sont plus représentatifs de l'appartenance sociale des maires à partir de la mise en place de son élection par le conseil. Auparavant perdure tout de même un monde de notables, mais aux fortunes contrastées : ce sont au moins deux mondes qui s'opposent, et il n'est pas certain que l'adoption de la loi de 1884 s'accompagne de la disparition de ces notables.

Notes
474.

Gay, Ernest, Conseiller municipal de Paris. Nos édiles. Paris, La nouvelle revue illustrée, 7 cité Trévise, 1895. 543 p. [BN : 4-Z Le Senne-1357]. Editions postérieures (1871-1894) en grand format, extrait de la Nouvelle revue illustrée.

475.

Nos édiles, 1904-1905, citant un article du journal La Cité dont l'annuaire est une publication, sd, circa 1900.

476.

AN, AJ 52/910, affaires disciplinaires et accidents. [1831-1970] Mesures disciplinaires, exclusions d'élèves 1894-1946, affaire Dupont, Jean Marie, candidat architecte 1894.

477.

La carrière de l'architecte au XIX e siècle. Catalogue de l'exposition, les dossiers du Musée d'Orsay, 3, 1986.

478.

La construction moderne, 6 août 1898, villas à Vanves, J. Dupont architecte.

479.

Gay, E. Nos édiles, op. cit..

480.

in Les Archives biographiques contemporaines. Revue mensuelle analytique et critique des Hommes et des Œuvres, Tome 5, années 1906-1917, pp. 399-400. Notice Jarrousse. BAVP, fichier nominatif.

481.

AM Vanves, état civil ; contrat de mariage Belin-Pruvot, AN, MC Etude CIII/1022, 24 nov. 1867.

482.

Voir en annexe la méthode utilisée pour le codage des professions

483.

Les recherches sur les élites au XIXe siècle fournissent aussi des cadres sémiologiques pour analyser et regrouper les professions et passer d'une description à une analyse des groupes sociaux. Cf. Daumard, A., les bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815, Flammarion 1991, pp. 8-20 et 183-193 ; Charle, Christophe, les Elites de la République, 1880-1900, Fayard, 1987, pp. 73-94, 149-248, Chaline, J.-P., les bourgeois de Rouen, op. cit. Pour le XXe siècle, outre Pinol, op. cit., 1991, pp. 262-293, Dumons, Pollet, Saunier, les élites municipales, op. cit. Boltanski, L., les cadres : la formation d'un groupe social. Ed. de Minuit, 1982.

484.

AD Hauts-de-Seine, état civil ancien.

485.

AD Hauts-de-Seine, 3Q/SCE_MD82, succession Perier, 8 juillet 1874.

486.

Didot Bottin, Amédée Féburier apparaît avec la profession d 'artiste, ce que semble par ailleurs confirmer les professions proches des milieux artistiques exercées par son épouse (graveuse de musique) et ses filles, professeur de dessin ou de chant. Source : état civil divers.