Le maire nommé est-il un notable ? Son choix par le pouvoir politique au sein d'une liste de notabilité, construite le plus souvent à l'image de celle des plus imposés de la commune, suggère a priori une réponse positive à cette question faussement naïve. Car si jusque dans les années 1880 le pouvoir politique fait et défait les maires de manière discrétionnaire, le choix du maire répond à deux critères : la fidélité au pouvoir et l'appartenance à un groupe social aux frontières floues, que l'on nomme facilement les "notables" locaux.
Isoler la période comprise entre 1860 et 1880 et se poser la question de cette appartenance au monde des notables suppose de réfléchir aux critères d'appartenance. Or, il existe des formes diverses d'entrée dans le monde des notables, et il est fort difficile, surtout à l'échelle de petites communes comme celles étudiées, de voir ces notables à l'œuvre. Point ou peu de soirées laissant une trace dans les archives, même si l'on peut penser que ces derniers transposent dans des maisons cossues de campagne, l'été, les soirées mondaines existant à Paris. Peu de sorties où l'on se donne à voir : le théâtre, l'opéra sont des loisirs urbains qui n'existent pas dans cette banlieue encore champêtre. Des lieux de rencontre, masculins (clubs) ou féminins (soirées ou après-midi de réception dûment inscrits dans le "bottin mondain") ? Impossible d'en trouver trace, et, parmi nos édiles, nombreux sont ceux qui disposent de deux résidences, l'une à Paris où se joue l'espace de représentation, l'autre à Bagneux, Montrouge ou Vanves, espace privé de villégiature, le plus souvent estivale 487 . Ainsi, seule l'adresse parisienne de certains de ces notables apparaît dans le Didot Bottin : c'est le cas de François Huillier, maire de Bagneux en 1865, inscrit comme notaire rue Taitbout à Paris 488 , ou de Ferdinand Leplanquais, herniaire bandagiste à Paris, 76, rue du Temple, mais aussi fabricant d'instruments de chirurgie à Vanves à cette même date 489 .
La double résidence peut être un critère, mais elle ne suffit pas. Par contre, le niveau d'imposition quand il est connu, l'inscription dans le Bottin du Commerce en tant que "notable commerçant", le type de professions qui est indiqué sur les listes de choix proposées à la Préfecture peuvent être autant de critères utiles, parfois empiriques. De même, lors des débuts de la période républicaine, les élections municipales tout comme certaines réunions politiques sont l'objet d'une surveillance policière ; les rapports conservés, même s'ils sont très succincts, contiennent parfois des éléments justifiant la respectabilité sociale ou morale des candidats à la fonction mayorale. Enfin, le lieu de résidence dans la commune et le descriptif de la propriété, parfois retrouvé dans les inventaires après décès, permet de se donner une idée des manières de vivre de ces élites.
Le monde des élites politiques connaît de profondes évolutions durant cette période, et celui des élites locales ne fait pas exception à ces transformations. Les élites patronales du Second Empire, désormais bien connues 490 , sont marquées par l'arrivée de nouveaux venus, ceux dont Emile Zola avait dressé le portrait d'une ascension fulgurante suivie d'une curée non moins rapide. Les élites politiques d'envergure nationale se dévoilent, notamment grâce à de nombreuses biographies. La noblesse occupe encore largement une place prépondérante dans les débuts de la seconde moitié du XIXe siècle, et sa lisibilité extérieure en a fait un groupe de premier choix pour de nombreuses études locales, suivant la synthèse de Claude-Isabelle Brelot 491 . L'entrée dans ce monde des élites s'effectue par la bourgeoisie, comme en témoignent la thèse d'Adeline Daumard sur la bourgeoisie parisienne ou le livre novateur de Jean-Pierre Chaline sur Rouen, tout en notant la polysémie du terme de bourgeoisie et la difficulté à rendre compte d'un groupe dont les contours restent flous 492 . Certaines "professions" ou positions sociales ont été étudiées en prenant le parti d'en faire un groupe homogène mais marqué par la diversité : ainsi en est-il des hauts fonctionnaires analysés par Christophe Charle 493 ou des hommes de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris 494 .
Les liens entre pouvoir politique et élites sociales ont été développés pour la période républicaine jusqu'en 1914 : c'est le cas des études de Pierre Birnbaum sur les magistrats républicains, de Jean Estèbe sur les ministres de la République, ou l'étude dirigée par William Serman et Louis Girard sur les conseillers généraux en 1870. La difficulté à cerner le groupe des élites locales politiques avant la réforme institutionnelle de 1884 joue pleinement pour expliquer cette prédilection pour la période républicaine. Quelques études locales proposent des portraits de groupes, comme celle de R. Dorandeu sur les élites urbaines en Languedoc de 1848 à 1914 495 , B. Dumons, G. Pollet et P.-Y. Saunier sur les élites municipales 496 ; mais ces portraits de groupe ne se focalisent pas sur les seuls premiers magistrats. Deux raisons donc poussent à ce regard sur des élites méconnues : d'une part la quasi absence de travail local sur les maires d'avant la IIIe République depuis l'enquête sociale dirigée par Maurice Agulhon et la synthèse de Jocelyne George, d'autre part l'intérêt croissant porté en histoire sociale à ces "élites moyennes" auxquelles nos édiles semblent bien appartenir.
Le monde politique local, de 1860 à 1884, est-il réellement dominé par des notables ? Cette image assez négative du maire, véhiculée à partir de la "révolution des mairies", associant pouvoir financier et omniprésence locale, doit être confrontée aux réalités du terrain. Nos maires appartiennent indéniablement au monde des notables locaux, mais se rangent aussi dans une élite moyenne aux contours flous. Nommés par le pouvoir alors qu'ils ne sont ni les plus riches, ni les plus "en cours" des élites sociales de leur commune, quelles sont les formes de légitimité qui peuvent entrer en jeu pour expliquer ce choix ? En analysant le rôle de la famille et celui du rang et de l'argent, il est possible de mieux saisir les ressorts de cette légitimité notabilitaire.
Martin-Fugier, A. "Les rites de la vie privée bourgeoise", in Ariès, P., Duby, G. (dir.), Histoire de la vie privée, tome 4, de la Révolution à la Grande guerre, Seuil, 1999 (1987), pp. 175-241 ; Daumard, A. les bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815. Flammarion, 1991.
En 1870, il dispose d'une maison à Bagneux 2, rue des Martrais, où accouche sa bru, Marie Maxime Lejeune de Bellecourt. AD Hauts-de-Seine, état civil de Bagneux, naissances, 1870. [il s'agit en fait vraisemblablement du château des marronniers, petit manoir construit au XVIIIe siècle] ; adresse parisienne in Didot Bottin, 1865.
Adresse parisienne : Didot Bottin, 1865 ; .AM Vanves, 1K221, liste des membres du conseil municipal, avec leur état matrimonial, leur adresse, leur profession et l'évaluation de leur revenus, adressé au Préfet pour le choix du maire, 1865.
Barjot, dir. Les patrons du Second Empire, op. cit.
Brelot, Cl.-I., la noblesse réinventée : nobles de Franche-Comté, de 1814 à 1870, Belles Lettres, 1992.
Chaline, Jean-Pierre. Les bourgeois de Rouen, op. cit
Charle, C. les Hauts fonctionnaires en France au XIX e siècle. Gallimard, coll. Archives, 1980
Lemercier, C. "la Chambre de commerce de Paris, 1803-1872. entre expertise économique, gestion locale et représentation professionnelle : positions institutionnelles / positions d'une institution", sd, ; "familles et autres réseaux dans des institutions économiques parisiennes. La cas de la Chambre du commerce, 1803-1872", contribution à la conférence "Families, Household, Kin and Networks in the Economy", UCLA, 28-30 avril 2000.
Dorandeu, R. "élus urbains et élites locales en Languedoc de 1848 à 1914 : positions sociales et labels politiques", in Menjot, D. et Pinol, J-L., Enjeux et expressions de la politiques municipale, XIIe-XXe siècles, l'Harmattan, 1997, pp. 149-163, et sa thèse, "Faire de la politique". Contribution à l'étude du processus de politisation. Thèse de sciences politiques, Montpellier I, 1992.
Dumons, B., Pollet, G., Saunier, P.Y., Les élites municipales sous la IIIe République. Des villes du Sud-Est de la France, Cnrs éditions, 1997.