3. Des élites en voie d'ascension sociale ou une reproduction des fonctions de domination ?

Ces édiles, dans l'ensemble récemment installés en banlieue, sont-ils des nouveaux venus dans le groupe social de la bourgeoisie d'aisance moyenne ou supérieure ? Car, même si on ne voit guère d'ancrage territorial dans le choix de ces notables, il peut y avoir une ancienneté dans le statut de notable qui expliquerait, à défaut de la propriété foncière, le choix du pouvoir politique. Pour essayer de voir l'ancienneté de ces individus dans le monde des élites locales, je me suis appuyée sur deux éléments, lorsqu'il a été possible de les retrouver : d'une part, l'évolution du métier et/ou de la profession ou du statut déclaré par les individus à différents moments de leur vie : mariage, naissance des enfants, mariage des enfants, décès ; d'autre part, lorsqu'il a été possible de les retrouver, les professions exercées par les pères. Enfin, parce que le phénomène de l'ascension sociale est complexe, l'examen des espaces sociaux du mariage des enfants, ou, mieux encore, les professions exercées par les fils et les gendres, permettent de voir si ces individus s'inscrivent dans une logique d'ascension sociale continue, sur plusieurs générations.

L'écueil le plus difficile à franchir est celui de la faiblesse des données, et de la dispersion des sources. J'ai donc dans la mesure du possible repris les actes d'état civil familiaux, en notant aussi les liens des témoins, parrains et marraines, qui souvent indiquent un espace social 555 , les contrats de mariage dès qu'il était possible de les retrouver, les déclarations de succession et les inventaires lorsque ceux-ci existent, et enfin les dossiers de légion d'honneur, y compris ceux des parents ou de la parentèle lorsqu'ils existent 556 .

Une fois ces données éparses reconstituées, il faut pouvoir les mettre en rapport. La faiblesse des données retrouvées pour les professions exercées par les pères (6 inconnus pour 33 individus), les incertitudes sur le classement en terme de hiérarchie sociale des professions doit inciter à la prudence pour ce qui est d'une éventuelle transcription statistique 557 .

Toutefois, ce travail de synthèse (cf. Tableau 40) permet de voir la forte présence d'une reproduction des élites : les professions ou statuts sociaux des pères de 7 individus sont comparables à ceux de leurs fils devenus maires. Cela ne veut pas forcément dire qu'il y a immobilisme social : pour la plupart d'entre eux, il s'agit de cadres supérieurs ou de négociants dont les pères sont eux-mêmes déjà négociants. Ceci se retrouve pour plusieurs individus : le père et l'oncle de Charles Dépinoy, propriétaire mais aussi certainement marchand de vins en gros, sont négociants à Lille au début du XIXe siècle ; Achille Gruyer, maire de Bagneux à partir de 1881, est fabricant de parapluies, et son père exerce la même profession en 1865, ainsi certainement que son oncle 558 ; son fils rachètera l'affaire à son décès en 1889 559 . François Huillier, dont le cas est exemplaire, fils d'un notable maire de Souvigny, multiplie dans sa parentèle de nombreux notaires et autres professions liées à l'exercice d'un office public : procureur du roi, avoué (voir Figure 1 p. 251 ).

Si cette reproduction peut paraître quasiment fidèle au sein du groupe des négociants, les cadres supérieurs, et tout particulièrement les professions intellectuelles et libérales, ont clairement investi la méritocratie et le choix d'études longues pour atteindre un niveau social comparable à celui des pères. Ainsi, Claude Micard, fils et petit-fils de négociant, devient le pharmacien de Vanves avant d'en assurer la première magistrature. Il est difficile d'imaginer le niveau d'aisance de sa famille : les indices, déjà notés plus haut, font de cet individu l'héritier d'une famille de notables de Saône-et-Loire, bien que cet héritage ne se fasse pas en ligne directe. Par contre, le décès accidentel, lors d'une partie de chasse, de son père Joseph Micard en 1808, alors que l'enfant n'a que 12 ans, peut laisser envisager un revers de fortune possible, expliquant d'une part le départ pour Paris, d'autre part l'utilisation des études pour permettre sinon une aisance aussi importante que la génération précédente, du moins de maintenir celle-ci, même si la profession de pharmacien, de part la nécessité de l'achat d'un fonds de commerce réglementé par un numerus clausus, suppose l'existence d'un capital social non négligeable 560 . L'importance donnée à l'instruction est confirmée par la présence d'un petit-fils, lieutenant à St-Cyr en 1876 561 .

Bien plus que d'ascension sociale, il semble possible de parler de reproduction des élites, malgré l'hétérogénéité des cas rencontrés. Ainsi, les notables maires de petites communes de banlieue ne sont certes pas des individus ancrés territorialement, mais ils sont intégrés, par leur mode de vie, par leurs habitudes, au monde des "petits notables" de la bourgeoisie moyenne, et ce parfois depuis plusieurs générations. La reconnaissance sociale serait alors l'un des facteurs expliquant la présence de ces nouveaux venus préférés par le pouvoir politique au vivier des notables de plus petite envergure mais plus intégrés localement.

Ainsi, à l'inverse de ce que l'on peut voir pour les catégories sociales populaires, l'installation en banlieue parisienne n'est pas synonyme systématiquement d'ascension sociale. Pourtant, cette dernière existe, et elle peut être fulgurante : un second type de notable devenu maire apparaît alors. Trois individus sont dans une dynamique d'enrichissement personnel ou intergénérationnel, qui souvent préexiste à leur nomination comme maire : la distinction mayorale devient alors le but d'un cursus honorum permettant de les faire entrer dans le cercle fermé des notables locaux. On remarquera par ailleurs que ces individus sont les seuls locaux de l'échantillon, auquel il convient d'ajouter le seul individu né dans une autre commune de la Seine-banlieue, Barthélemy Périer, dont on a déjà noté l'importance du réseau local d'alliance tissé par le mariage.

Tableau 40. Origine sociale des maires en poste entre 1860 et 1884

La dynamique de cette ascension sociale est toutefois différente selon les cas. Ainsi, Jean-Baptiste Dupont, maire de Vanves à plusieurs reprises entre 1867 et 1881, se déclare systématiquement "propriétaire", y compris lors de la naissance de son plus jeune fils en 1873 ; il a alors 55 ans 562 et il met en avant son statut social. Son père, Guillaume Dupont, est charpentier à son mariage en 1812 à Vanves ; s'il continue à se déclarer charpentier à la naissance de ses 4 enfants, entre 1812 et 1822, il change de statut lors du décès de sa femme en 1832, en accolant le qualificatif d'entrepreneur à côté de celui de charpentier. L'ascension sociale s'est donc en partie faite à la génération précédant Jean-Baptiste Dupont, puisque ses deux frères, Honoré Guillaume et Jean Pierre, poursuivent ce métier d'entrepreneur en charpentes. Il semble donc que Jean-Baptiste Dupont ait acquis le statut de rentier par un autre biais que celui de la poursuite des affaires familiales ; l'héritage d'un mariage effectué dans l'espace social de riches blanchisseurs locaux, les Plet, explique peut-être ce passage du monde de l'artisan aisé à celui de la bourgeoisie moyenne. A son entrée dans la première fonction locale en 1867, Jean-Baptiste Dupont a déjà accompli le glissement vers une catégorie sociale plus aisée que son père ; ses deux fils investiront le champ des études supérieures, l'aîné devenant huissier à Paris – ce qui suppose à la fois la poursuite des études supérieures, et l'existence d'un capital suffisant pour acheter la charge –, le cadet exerçant la profession d'architecte et gravissant les marches du cursus honorum local, maire de Vanves à son tour, puis conseiller général du canton.

Dernier cas d'ascension sociale notoire, et le seul qui ne soit pas le fait d'un local, et dont on sait peu de choses, Louis Rolland. Né en 1831 à Vauchamps 563 , il est fabricant de produits chimiques, et apparaît comme notable commerçant 564 dans le Bottin du Commerce de 1881. On ne connaît rien de son parcours ni de son arrivée en banlieue parisienne ; par contre, le métier de son père, garde particulier en 1831, et ceux des témoins à la naissance de l'individu (un instituteur primaire et un meunier), confirment une ascension sociale réalisée sur une seule génération. Il épouse en 1856, à 25 ans, l'héritière d'un fabricant de produits chimiques, prématurément décédé, ce qui lui permet une situation aisée. Ce mariage est très certainement lié à ses compétences professionnelles, car il est stipulé dans le contrat de mariage qu'il deviendra propriétaire du fonds de commerce et dirigeant de l'entreprise après quatre années passées à en assumer les affaires en étant employé de sa belle-mère 565 . Sa situation professionnelle devient florissante, lui permettant de doter richement ses deux enfants 566 . L'espace social ainsi constitué en une génération tranche avec le faible apport de Louis Rolland à son mariage. La fabrique de produits chimiques perdurera sous la direction du fils, Louis Victor Rolland, qui est aussi admis au titre honorifique de Notable commerçant. L'ascension sociale de Louis Rolland a été en partie permise par son mariage et son entrée dans une famille d'entrepreneurs de chimie.

Dans l'ensemble, les édiles locaux semblent être plutôt des héritiers que de nouveaux venus rapidement enrichis ; la reproduction du modèle social du père se retrouve dans une large partie des cas. La reconnaissance de leur statut social vaut inscription dans le territoire local, qui est un critère visiblement peu recherché par le pouvoir politique. Favorisant davantage les professions liées à la modernité et la bourgeoisie moyenne, si possible héritière, que les hobereaux locaux, les maires de banlieue parisienne risquent d'apparaître comme détachés de leurs concitoyens, dont ils ne font pas totalement partie.

Le statut d'héritier leur permet certainement de contrebalancer leur faible ancrage territorial local . C'est donc un monde de notables locaux certes, mais non de propriétaires vivant de la rente foncière produite par des terres agricoles encore exploitées. Par ces aspects, la banlieue n'appartient déjà plus au monde rural, malgré la faible densité parfois de son bâti, puisque ce sont des caractéristiques du monde urbain qui apparaissent en observant ceux que le pouvoir choisit pour devenir maires. Les critères de sélection prioritaires sont complexes, mais il est possible d'en saisir quelques uns. La possession d'un capital social ancien, continué par les futurs maires entrepreneurs, le plus souvent dans des professions modernes, semble être dominant. Mais on trouve aussi la migration récente, avec un passage par la capitale sans d'ailleurs toujours la quitter définitivement, plus que l'enracinement local : le recrutement se fait dans l'ensemble dans le monde urbain. Enfin, pour ces édiles, la banlieue semble être un territoire non définitif, puisque que dans l'ensemble la génération suivante quitte la localité et parfois la région. A travers ce portrait des maires de banlieue, on est bien loin de la reproduction des notables locaux, cultivateurs ou artisans enrichis sous la Monarchie de Juillet, mariés dans le même espace social, qui parcourent les abondants portraits littéraires de maires "ruraux". La banlieue parisienne, par le choix des élites, se rapproche nettement plus des logiques du pouvoir urbain, tout en conservant une forte dépendance vis-à-vis de la capitale. Certes, cette analyse se base sur des édiles désignés par le pouvoir politique et non choisis par les électeurs, ce qui ne nous dit rien de l'ensemble des élites locales, au recrutement certainement plus large, présentes sur ces mêmes territoires.

R. Dorandeu 567 insiste sur le risque de confusion qui existe lorsque le chercheur focalise son attention sur les seules élites visibles à l'échelle nationale, et tout particulièrement les députés, et la tentation de les prendre pour représentatifs des élites locales. Ce risque paraît réel, mais, ici, aucun des maires étudiés n'atteint ce niveau de visibilité (en tout cas pas dans la première période) ; et, s'ils ne représentent pas la totalité des élites locales, il paraît intéressant de poser comme hypothèse l'existence d'un premier renouvellement de ces élites, visible à travers les choix préfectoraux, comme un autre indice signalant l'entrée précoce de cette banlieue dans le monde urbain – et déplaçant de fait les débuts de la protohistoire de la banlieue en-deçà de ses limites chronologiques habituellement admises et liées en large partie à l'explosion urbaine et à l'industrialisation rapide des années 1890 568 .

Notes
555.

Cette méthode de recherche a été inspirée par les recherches engagées par Paul André Rosental, les sentiers invisibles. Espace, familles et migrations dans la France du XIX e siècle. Ehess, 1999. Sur la question de la reproduction des élites, en dehors de Bourdieu, P., Passeron, J.-Cl., les héritiers, les étudiants et la culture, Ed. de Minuit, 1964 ; j'ai utilisé Charle, C., les élites de la République. Fayard, 1987, Pinol, J.-L. les mobilités de la grande ville. Presses de la Fnsp, 1991, chapitre 10 ; Petitfrère, Cl. (dir.), Construction reproduction et représentation des patriciats urbains, de l'Antiquité au XXe siècle, CEHVI, 1999. Pour les élites municipales, voir, B. Dumons, G. Pollet, P.-Y. Saunier, les élites municipales sous la IIIe République. Des villes du Sud-Est de la France, Cnrs, 1997.

556.

Il n'est pas rare de voir plusieurs générations décorées de la Légion d'honneur, à des titres divers : c'est le cas de Jean-François Raveret (son frère, vétérinaire militaire, et son fils, chef de bureau au Ministère de la Guerre, sont eux aussi décorés), de François Huillier (son oncle ou son cousin, lieutenant de l'armée napoléonienne, et son fils, notaire, sont décorés ; son beau-père et deux de ses beaux-frères font suivre la mention chevalier de la légion d'honneur, mais leurs dossiers n'existent pas dans la base Léonore aux Archives Nationales).

557.

Charle, C. Les élites de la République, op. cit., p. 64 et suivante, pour les limites à garder face à l'extrapolation de ces données. Tableau des professions des pères en annexe.

558.

Didot Bottin, 1865. Achille Gruyer, 53 r Montmartre, fabricant de parapluies et ombrelles, notable commerçant. Albert Gruyer, fabricant de parapluies et ombrelles, 59 r. Meslay. Achille (Adolphe) Gruyer est né en 1822 à Elbeuf, en Seine Maritime et il installe dans les années 1860 son entreprise à Bagneux avec succursale à Paris.

559.

Achille Gustave Gruyer, né en 1853 à Paris, rue Montmartre, fils du maire de Bagneux, est, en 1889, employé de commerce dans la fabrique de son père avant de la racheter au décès de ce dernier. AN, MC, Etude XIX/1308, inventaire après décès, Achille Gruyer, janv. 1889.

560.

C. Charle explique à la nécessité de ce capital social la raison pour laquelle il dissocie les pharmaciens des autres professions libérales, en les regroupant avec la "bourgeoisie moyenne". Charle, Les élites de la République, op. cit., p. 21.

561.

AM Vanves, acte de décès de Claude Micard, 7 mars 1876.

562.

Il a été impossible de retrouver l'acte de naissance de son fils aîné, Edouard Eugène Prosper, né en 1853 et décédé en 1940. source : ancien cimetière de Vanves, tombe famille Dupont-Plet.

563.

AM Vauchamps (Marne), acte de naissance de Louis Pierre Rolland, 8 septembre 1831. AN, F1CI 173, Montrouge 1893, dénomination d'une rue Rolland, courte biographie de ce dernier par Champeaud, maire de Montrouge.

564.

Les notables commerçants sont désignés par le Préfet de la Seine et sont électeurs à la Chambre de Commerce et d'Industrie.

565.

Ad Hauts-de-Seine, 3e/MON_855, inventaire après décès Louis Rolland, 1er déc. 1893.

566.

En 1883, son fils Louis Victor épouse la fille d'un propriétaire parisien qui apporte 55 000 francs en dot ; les époux Rolland constituent à leur tour une dot finançant la moitié de l'achat de l'entreprise de produits chimiques, soit 40 000 francs. En 1886, sa fille Hortense épouse un négociant, fils d'un chef de bureau au Ministère de la Guerre. Celle-ci sera dotée d'une somme de 45000 francs. AN, MC, Etude XXV/368, mariage Rolland-Radet, 1883 ; AD Hauts-de-Seine, 3E/MON_556, contrat de mariage Migault–Rolland, 1886.

567.

Dorandeu, R. " "Elus urbains et élites locales en Languedoc de 1848 à 1914 : positions sociales et labels politiques" in Menjot D. et Pinol J.-L.., Enjeux et expressions de la politiques municipale, XIIe-XXe siècles, L'Harmattan, 1997, pp. 149-163.

568.

C'est en partie ce que suggère Alain Faure, dans Les premiers banlieusards. Aux origines de la banlieue de Paris. Créaphis, 1991. Il est vrai que le bon état de conservation du recensement de 1891, l'absence de sources aussi homogène pour la période précédente, allié au mythe de la création de l'identité banlieusarde dans l'entre-deux-guerres (Annie Fourcaut, Bobigny, banlieue rouge, op. cit., et Brunet, J.-P., Une banlieue ouvrière : Saint-Denis, 1890-1939, Problèmes d'implantation du socialisme et du communisme,Thèse 1982, 3 vol., 1647 p.), ont peut-être oblitéré la période précédant les années 1880.