2. un groupe de cinquantenaires provinciaux

Le groupe arrive au pouvoir à un âge moyen de 54,18 ans ; il se situe dans la moyenne des âges moyens de l'effectif, et reflète plus une continuité qu'une réelle transformation. [voir Tableau 42 ci-dessous]. De plus, alors que ce groupe présente l'un des plus forts taux de renouvellement des individus, cet âge moyen élevé confirme plus encore l'impossible révolution de ces premières années d'une élection mayorale démocratique.

Tableau 42. Age moyen d'entrée en fonction, 1860-1914 La construction de ce tableau est une recomposition de l'ensemble de l'effectif en prenant en compte les individus présents en tant que maire aux périodes données. Voir en annexe le tableau complet.

Toutefois, une très légère évolution semble se dessiner : c'est à partir de ces élections au suffrage universel que l'âge moyen des maires à leur arrivée au pouvoir tend à baisser, rompant avec l'évolution haussière jusqu'ici observée 629 (voir graphique 23 ci-dessous). La rupture est même importante par rapport à la république opportuniste : entre 1879 et 1884, la prime à l'ancienneté semble avoir joué, le pouvoir politique nommant alors des édiles parmi les plus âgés de la période. Le suffrage universel, en favorisant les renouvellements, permet une forme de rajeunissement de l'effectif par rapport à la période précédente : s'il est impossible de parler de "révolution", une transformation semble bien en marche. Bien entendu, on peut observer l'isolement d'une génération d'élus aux caractéristiques d'âge très différentes, celle du tournant du siècle : la révolution mayorale est peut-être plus conséquente à cette période qu'au début des années 1880.

graphique 23. Evolution de l'âge moyen à l'entrée en fonction, 1860-1914.

Le groupe des 11 individus qui exercent un ou plusieurs mandats entre 1884 et 1899 est donc dans la moyenne, mais avec une caractéristique intéressante. On y note en effet une surreprésentation des quinquagénaires par rapport l'ensemble de l'effectif – 91 % contre 33 % pour l'ensemble des individus 630 . Ces hommes, en grande majorité nés entre 1825 et 1835, étaient de très jeunes hommes en 1848, mouvement auquel ils n'ont pas, sauf exception, pris part, mais dont leur sensibilité politique a pu être marquée. Ils ont vécu leur vie d'adulte actif sous Napoléon III : c'est finalement une génération du Second Empire, qui en connaît l'enrichissement, la modernisation mais aussi les périodes de crise. A l'inverse de certains individus de la période précédente qui ont pu être des républicains modérés engagés dans la lutte politique en 1848 – c'est le cas de Pierre Leplanquais, Garde national en 1848, décoré de la légion d'honneur par le Gouvernement en mai 1849, républicain modéré 631 –, ces cinquantenaires se sont mariés sous le régime bonapartiste et ils sont, pour les plus âgés, représentatifs des possibilités d'ascension sociale permises par la croissance économique.

Elus dans la moyenne des âges moyens, acteurs actifs du monde industriel et commercial, souvent jeunes retraités "oisifs", vivant d'une fortune les mettant à l'abri du besoin mais non des revers de fortune, ces individus sont donc assez différents de leurs aînés.

Ils sont les premiers à devoir leur arrivée au pouvoir à l'élection, et se maintiennent à ce poste pendant près de 8 ans, soit un peu moins de deux mandats ; par rapport aux groupes précédents, la longévité en poste augmente (+ 1 an), longévité qui sera confirmée et amplifiée dès la fin du siècle. L'élection semble permettre une forme de "prime au sortant", du moins lors du premier renouvellement, mais, du fait d'un âge d'accession au pouvoir qui continue d'être relativement élevé, on peut comprendre pourquoi, en moyenne, les maires élus comme leurs prédécesseurs ne dépassent que rarement deux mandats consécutifs. Dès cette période, cette prime au sortant est parfois capitalisée par quelques individus : ainsi, Edmond Champeaud, élu maire de Montrouge pour la première fois en 1888, reste en fonction pendant 23 ans ; la personnalité de ce maire, le fait qu'il atteigne le pouvoir municipal à 40 ans, les soutiens politiques dont il semble disposer, sont autant d'éléments qui peuvent expliquer cette longévité.

Finalement, c'est l'homogénéité de ce groupe qui paraît encore plus pertinente que la différence avec leurs prédécesseurs, formé essentiellement de cinquantenaires, élus pour deux mandats consécutifs dans leur grand majorité. Les membres de ce groupe sont aussi à plus de 90 % provinciaux : l'élection des maires accélèrerait-elle le brassage des édiles, le renouvellement qui éloignerait de la fonction mayorale les notables locaux ? On a vu précédemment que l'ancrage local était loin d'être une réalité dans les petites communes de banlieue, y compris sous le Second Empire. Durant cette période, le recrutement est à moitié provincial, à moitié local, avec une tendance à l'augmentation de la présence des provinciaux aux débuts de la République. Les "vrais" Parisiens 632 , ont une présence quasi anecdotique avant le tournant du siècle, pour prendre ensuite une place plus importante 633 . Cette présence des provinciaux est bien sûr directement liée au mode de peuplement de l'ensemble de la région parisienne, et correspond aux années de forte croissance par migration du nombre des Parisiens comme des banlieusards 634 . L'irruption d'une élection démocratique jusque dans la désignation du premier des conseillers municipaux semble ainsi confirmer le faible poids de la proximité dans le choix du maire.

L'origine géographique des provinciaux reflète celle de l'ensemble du groupe : tous viennent de départements situés à l'ouest d'une ligne Bordeaux/Metz, et les zones privilégiées de recrutement se situent dans un bassin parisien au sens large, de la Marne aux côtes de la Manche, puis vers l'Ouest, suivant les axes de communication vers l'Aquitaine (nationale 10) et vers l'embouchure de la Loire. Sans surprise, on retrouve ici la zone d'attraction privilégiée de cette partie de la banlieue parisienne 635 .

carte 10. Département de naissance des maires en poste entre 1884 et 1899
carte 10. Département de naissance des maires en poste entre 1884 et 1899

Ces provinciaux ne sont pourtant pas sans attaches ni à Paris, ni en banlieue parisienne. La quasi-totalité des individus sont avec certitude parisiens ou banlieusards avant d'avoir 30 ans, et très peu se marient en province – encore moins dans leur propre région de naissance. Amédée Féburier est certes né à Reims, mais dès 1860 – il a alors 26 ans – sa première fille naît dans le 14e arrondissement de Paris. Il quitte ensuite ce quartier pour le 10e, où naissent ses deux autres filles. Ce n'est qu'après qu'il rejoint le quartier de Malakoff à Vanves 636 . Louis Rolland, né dans la Marne, se marie en 1856 à Montrouge. Il a alors 25 ans. Eustache Léger, né dans le Vexin français, premier clerc de notaire, épouse à Vanves en 1864 (il a alors 32 ans) une demoiselle Potin. Il habite alors, comme c'est souvent l'usage, dans l'étude du notaire dont il est le premier clerc, rue de Vaugirard à Paris 637 . Achille Gruyer est né à Elbeuf ; mais lors de son mariage à Paris en 1844 – il a alors 22 ans –, il habite déjà 41 rue Montmartre 638 . Ainsi, le maire provincial de cette période ne l'est pas réellement : arrivé en région parisienne (en fait le plus souvent à Paris même) avant d'avoir 28 ans, il s'installe dans la commune en moyenne un peu avant 37 ans, y demeure 16 ans et demi avant d'être élu à la tête de la municipalité 639 . Derrière ces âges moyens se cachent de profondes différences dans le temps passé à construire un réseau local d'interconnaissance. Victor Leconte est né à Montebourg dans la Manche mais sa présence est certaine à Paris au plus tard en 1864 (il a alors 38 ans), lors du décès de sa première épouse. Il habite 16 rue de Rennes où il exploite un commerce de fruits, ce qui suppose une installation précoce 640 . Son arrivée à Vanves coïncide avec l'acquisition en 1879, d'une "petite maison au fond d'un terrain, élevée sur cave, d'un rez-de-chaussée avec grenier perdu au-dessus, couverte en tuiles", rue Parmentier 641 . Il devient maire de la commune de sa nouvelle résidence au bout de 6 ans, pendant lesquels il est déjà conseiller municipal 642 . Son implantation locale se fait de manière très rapide. A l'inverse, Eugène Baudouin, né à Loudun, y épouse en 1865 la fille d'un cordonnier 643 . Mais il a déjà quitté Loudun pour le lycée de Poitiers, où il obtenu son baccalauréat en 1859, puis il a été successivement nommé comme aspirant répétiteur au lycée d'Orléans puis de Reims. Il rejoint Paris en 1863 comme maître répétiteur au lycée Louis-le-Grand, puis enfin le lycée de Vanves à la rentrée scolaire de 1865 644 . Il attendra 31 ans avant de devenir le premier magistrat de sa commune d'adoption, bien qu'il ait été rapidement élu comme conseiller municipal.

Ces deux parcours permettent donc de nuancer l'impression de nouveaux venus installés dans des communes banlieusardes et devenant maires, quel que soit leur attachement local. L'ancienneté de leur installation dans la commune semble compenser leur faible ancrage familial, et qui ne peut se limiter à tisser des liens matrimoniaux avec des familles localement bien implantées, puisqu'il n'y a guère de corrélation entre ce type de mariage et la rapidité avec laquelle l'individu est élu maire. Ainsi, pour un Louis Philippe Pruvot, qui épouse en 1867 Justine Belin, dont les parents sont marchands épiciers et propriétaires à Vanves, qui deviendra maire après 7 ans passés dans la commune, on retrouve le cas d'Eustache Léger, époux d'une Potin, dont la famille est anciennement installée à Vanves, qui ne deviendra premier magistrat qu'au bout de 25 ans de présence dans la commune, ou celui de Louis Rolland, dont les beaux-parents sont des industriels installés à Montrouge depuis deux générations, et qui attendra 15 ans avant d'en devenir le maire.

Cette grande diversité confirme les limites de l'existence d'un parcours moyen, sorte de cursus honorum obligé amenant aux fonctions mayorales 645 , tout en soulignant la modernité de la mobilité de ces "notables locaux" devenant maires dans cette partie de la banlieue. Obligés, pour des raisons le plus souvent professionnelles, de quitter leur région d'origine, les provinciaux installés dans l'agglomération parisienne ne se fixent durablement qu'après un parcours qui les amène souvent à Paris, où les déménagements sont fréquents, pour ensuite les voir s'installer dans une commune de banlieue parisienne et parfois la quitter pour une autre localité. Les maires de banlieue ne dérogent pas à cette impression de mouvement que donne l'ensemble de la population de l'agglomération parisienne, et tout particulièrement durant les années de formation et de début de l'âge adulte, c'est-à-dire avant 40 ans. L'accession à la fonction mayorale prend du temps, liée à la nécessité de se faire connaître dans une commune d'où l'on n'est pas originaire comme à la nécessité d'établir des réseaux d'interconnaissances complexes où l'action bénévole au service des associations locales côtoie les premiers partis politiques. Arrivés nettement plus jeunes que leurs prédécesseurs dans la commune, ces provinciaux, futurs maires, s'installent progressivement dans le paysage politique local. Comme pour leurs prédécesseurs, plus que d'être des héritiers, le choix – ici des électeurs, auparavant du pouvoir préfectoral – se porte sur des individus présentés comme "respectables", à l'abri des besoins tant par leurs professions que par leur revenus. La variable professionnelle semble encore prépondérante pour connaître ces nouvelles édiles.

Notes
628.

La construction de ce tableau est une recomposition de l'ensemble de l'effectif en prenant en compte les individus présents en tant que maire aux périodes données. Voir en annexe le tableau complet.

629.

La période de transition que représentent les années 1870-1871, avec uniquement 4 individus, souvent en poste de façon éphémère, est un peu à part dans cette évolution moyenne de hausse de l'âge à l'entrée en fonction.

630.

Voir en annexe, tableau sur les répartition par classe d'âge.

631.

Pierre Leplanquais est nommé maire de Vanves par décret le 4 septembre 1870.

632.

C'est-à-dire ceux qui sont nés à Paris compris dans les limites de 1860 après l'annexion. La totalité des provinciaux passent par Paris avant d'arriver en banlieue, à l'image des migrations décrites pour l'ensemble de la population de ces communes de banlieue.

633.

Voir le graphique 26.

634.

Farcy J.-C., et Faure A., La mobilité d'une génération de Français. Recherche sur les migrations et les déménagements vers et dans Paris à la fin du XIX e siècle, Cahiers de INED 151, mai 2003 ; Faure, A, dir., Les premiers banlieusards, op. cit.

635.

Voir le chapitre 1.

636.

AD Hauts-de-Seine, état civil de Malakoff. Actes de mariages des filles Féburier, Malakoff, 1894-1895.

637.

AN, MC, étude CIII/891, contrat de mariage Léger/Potin, M° Aveline, 16 avril 1864.

638.

AD Paris, état civil reconstitué, mariage du 29 juin 1844, paroisse Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle.

639.

Voir tableau en annexe.

640.

AD Paris, acte de décès, 6e arrondissement, 14 mai 1864, Victoire Josse épouse Leconte.

641.

SCP Lahaussois, Porge, Berthier et Bitbol, notaires à Montrouge. Inventaire après le décès de M. Victor Leconte, 29 juillet 1901, dressé par M° Thomas.

642.

AM Vanves, délibérations.

643.

AM Loudun, état civil, mariage du 18 septembre 1865. AD Vienne, contrat de mariage devant maître Duperroy, notaire à Loudun, 17 sept. 1865.

644.

AN, AJ16 948, dossier Baudouin, Eugène Charles, maître élémentaire. Reconstitution des états de service, notice individuelle de notation, 1880.

645.

A l'inverse de ce qui existe en Allemagne à la même période. Cf. Fish, S. "Les pratiques politiques municipales dans les Villes d'Allemagne du Sud et d'Alsace, 1800-1818", in Menjot, D. Pinol, J.-L. (dir.), Enjeux et expressions de la politique municipale, XII e –XX e siècles. Actes de la 3e table ronde internationale du Centre de recherches historiques sur la Ville. L'Harmattan, 1997, pp. 113-123 ; Aubrun, J. " Modernisation et technicité : peut on parler d'une professionnalisation des édiles en Europe au tournant du siècle ?", Histoire et Sociétés. Revue européenne d'histoire sociale, à paraître, n° 12, nov. 2004.