Dès 1872 à Bordeaux, Gambetta appelle de ses vœux le renouvellement du monde politique des petites villes et des bourgs ruraux. Le terme de "nouvelles couches" qu'il utilise alors fera florès, et les historiens ont suivi cette idée d'une transformation, plus progressive toutefois que ce renouvellement appelé par le leader républicain, du personnel politique au sens large 646 . La discussion de la loi municipale au début des années 1880 ira de pair avec cette idée d'un nécessaire renouvellement social des élites locales, ce que Jules Ferry a appelé "la révolution des mairies", qui doit selon lui amener au pouvoir de nouveaux maires, certes républicains, mais aussi plus jeunes, issus des catégories moyennes de la population dont l'enrichissement de la France et le développement conjoint de l'industrie et de l'instruction ont multiplié les exemples. Ces nouveaux maires, tenant leur légitimité du suffrage universel, doivent tourner le dos aux notabilités anciennes, supposées être au mieux suspects de bonapartisme, au pire entre les mains associées de la noblesse et du clergé. Les républicains estiment ainsi que la bataille électorale, et l'ancrage de la République dans la société, se fera par ces nouvelles générations d'élus, plus instruits, moins héritiers, plus proches sociologiquement de leurs administrés et moins sensibles aux discours de "l'obscurantisme clérical".
Les nouveaux élus de cette première période reflètent-ils sinon cette réalité, du moins ce renouvellement attendus par les Républicains ? Pour ce qui est des changements d'individus, nous avons vu que, malgré un léger décalage dans le temps, ce dernier a bien eu lieu, puisque 71 % des maires élus durant cette période n'avaient jamais exercé de mandat mayoral auparavant. De même, aucun de ces nouveaux individus n'a de lien direct avec des familles ayant exercé antérieurement un mandat ; toutefois, cette caractéristique est partagée par l'ensemble de l'effectif : le faible nombre des héritiers ne semble pas une variable discriminante. Enfin, ces nouveaux élus sont dans une très forte majorité – et dans la proportion la plus forte de tout l'effectif – des individus au parcours résidentiel complexe, nés dans des communes non seulement extérieures à celles qu'ils administrent, mais le plus souvent en province.
Que dire du profil sociologique de ces individus ? Il s'agit non seulement d'observer les professions, mais aussi de tenter de proposer un classement par catégories sociales, en croisant les données –certes incomplètes– sur le patrimoine des individus à leur décès et celles des revenus annuels, lorsqu'ils sont connus. D'autre part, en fonction des professions, le niveau d'instruction de ces individus peut être sinon connu 647 , du moins supposé 648 .
Derrière la stabilité des recrutements professionnels, il est possible de voir que cette première période de l'ère démocratique semble être celle de la plus forte diversité de recrutement, ainsi que celle pendant laquelle le groupe professionnel constitué par les "employés et assimilés" prend une importance grandissante. Si l'on considère que les trois premières catégories relèvent d'une échelle sociale élevée, c'est durant cette période que celle-ci est la moins bien représentée, ne dépassant pas 45 % de l'ensemble de l'effectif : le renouvellement des individus s'est accompagné d'une mixité sociale accentuée, mixité montrée par diverses études portant sur le personnel politique local 650 .
La place prépondérante des employés dans ce nouveau recrutement est-elle le signe d'un changement durable ? Certes, ceux-ci sont à leur apogée à cette période, où ils forment plus d'un tiers des maires élus, alors que cette proportion tombe par ailleurs à moins de 15 %. Mais l'existence d'un pic nuance l'idée d'un renouvellement durable du recrutement par l'arrivée de populations issues des catégories sociales intermédiaires : celles-ci restent très largement minoritaires durant toute la période, et, même si durant cette ère démocratique le monde des employés se taille une part de choix, cette position n'est pas par la suite confirmée.
Pourtant, le monde des employés ainsi surreprésenté (près de 60 % des maires employés le sont à cette période) est extrêmement divers. Leur point commun reste leur instruction : tous doivent avoir au minimum suivi un début d'études secondaires, même si la possession du baccalauréat n'est attestée que pour l'un d'entre eux, Eugène Baudouin, maître élémentaire au petit Lycée de Vanves. Leurs revenus par contre diffèrent de manière importante.
Eugène Baudouin, nommé maître élémentaire à partir de 1872 651 , est chargé de cours en classe de 8e puis de 7e. Il obtient la promotion de la 1ère classe, alors qu'il "ne possède pas le certificat d'aptitude à l'enseignement des classes élémentaires 652 ", mais, puisqu'il n'est "pas licencié 653 ", il ne parviendra jamais à être titularisé dans le grade de professeur. Son traitement annuel passe de 1500 francs en 1868 (il est maître répétiteur, chargé de la 8e et compte alors 9 années de service) à 4200 francs en 1890 (professeur chargé de cours en 7e classe) : ce revenu annuel est très largement supérieur à celui des instituteurs des écoles élémentaires, puisqu'il fait partie du groupe des maîtres enseignant dans les petits lycées, privilège dû à la fois à sa génération 654 et à son diplôme du baccalauréat. Admis à la retraite en 1896 655 , il ne dispose alors comme revenu que de sa pension, représentant en général 60 % du traitement, lorsqu'il est élu maire de Vanves. Un tel revenu ne permet guère l'aisance et les frais de représentation inhérents à la charge de maire, et il ne semble pas que le milieu social d'origine permette une plus grande aisance. Celui-ci reste en effet modeste : le père de l'épouse est cordonnier, celui d'Eugène Baudouin, couvreur. Rien ne laisse supposer le passage du monde du petit artisanat indépendant à celui d'entrepreneurs modernes, le contrat de mariage n'indiquant comme dot qu'une somme – non négligeable toutefois – de 3000 francs en avancement d'hoirie 656 . A contrario, Eustache Léger ou Louis Pruvot semblent appartenir à une catégorie plus aisée. Eustache Léger est premier clerc de notaire à Paris. Lors de son mariage en 1864, le montant de son apport est composé de "2000 francs en valeur d'habits, longes, hardes et autres objets mobiliers, et 10 000 francs en deniers comptant et valeur au porteur, en sa possession." La future épouse, en plus d'un apport en "linge, habits, bijoux et dentelles à son usage personnel, estimé 2000 francs", apporte en dot une somme de 50 000 francs, dont 48 000 francs que ses parents "s'obligent solidairement à payer à la future épouse, entre les mains et sur la quittance du futur, lorsque ce dernier sera pourvu d'un office de notaire 657 ". Finalement, ce dernier achètera semble-t-il une charge d'huissier de justice 658 . Louis Pruvot, comptable, épouse une veuve dont les deux enfants, âgés de 19 et 13 ans lors de ce remariage, entreront dans la fonction publique, dont l'un à un grade relativement élevé 659 . L'épouse a hérité en usufruit des propriétés immobilières de son mari, qu'elle constitue en apport pour un montant de près de 150 000 francs, auquel se rajoute une dot en nature, composée d'une pièce de vigne à Vanves, d'un jardin potager dans la même commune et d'une maison avec dépendances que ses parents gardent en jouissance leur vie durant 660 . L'un comme l'autre, ces deux individus allient un revenu supérieur à celui d'Eugène Baudouin et des alliances matrimoniales qui permettent la constitution d'un petit patrimoine.
Mais si les employés font une irruption dans ce groupe des premiers maires élus au suffrage universel, là s'arrête la nouveauté : en dehors du régisseur du grand domaine agricole de la Grange Ory à Bagneux 661 , et d'un marchand fruitier parisien dont il est difficile d'évaluer le patrimoine, tous les autres font partie de catégories sociales aisées. On retrouve un groupe important de négociants et industriels, et quelques professions libérales, à chaque fois dans des proportions semblables à celles de l'effectif total, et aucun propriétaire ou rentier 662 .
Les secteurs d'activité des entrepreneurs de cette génération sont plus modernes que la précédente. On y trouve un fabricant de parapluies et d'ombrelles, installé à Bagneux depuis le milieu des années 1860 663 , tout en gardant un magasin à Paris, un fabricant de produits chimiques qui reprend la fabrique de son beau-père et un entrepreneur de travaux publics, Edmond Champeaud. Par rapport à la période précédente, il est intéressant de voir le glissement vers des professions plus proches des petites entreprises issues de la chimie ou de la métallurgie, ce qui concorde avec une forme de spécialisation dans ces secteurs industriels du sud-ouest de la banlieue parisienne. Toutefois, l'importance de ces entreprises est difficile à évaluer. Tout au plus peut-on estimer, du fait de la position de notable commerçant 664 d'Achille Gruyer, que l'extension en banlieue de sa fabrique de parapluies, créée à Paris, rue Montmartre, sous la raison sociale Lequin–Gruyer 665 , coïncide avec un enrichissement certain. En 1888, lors de son décès, ce dernier laisse pourtant plus de dettes que d'actif 666 : l'agrandissement successif de la fabrique, l'achat de plusieurs parcelles et maisons transformées en ateliers, et de matériels pour permettre la fabrication des montures de parapluies expliquent peut-être cet endettement. Les héritiers renoncent à la succession, mais, en utilisant un mandataire, l'un des fils rachète à moitié prix le fonds de commerce, et continue l'activité à Montrouge 667 . L'évolution de l'entreprise de Rolland semble importante, comme le suggère le patrimoine laissé à son décès, l'achat d'une maison à Montrouge à proximité de l'ancien immeuble où se côtoyaient l'activité professionnelle et le logement des patrons, et enfin de la poursuite de l'activité par Louis Rolland fils, qui devient dès 1881 notable commerçant 668 .
Tout en exerçant dans des secteurs d'activité moderne, ces entreprises sont de création ancienne : toutes les deux remontent au plus tard au milieu des années 1850. Ce glissement se fait au détriment du monde des entrepreneurs–artisans, qui était encore prédominant à la période précédente, et dont seul Edmond Champeaud, fils d'un charpentier, peut être un héritier. Toutefois, aucun des ces nouveaux élus n'est un jeune créateur d'entreprise liée à la seconde révolution industrielle, comme peuvent l'être dans les années 1880 déjà les entreprises de produits électriques, de machines outils, voire les premières entreprises automobiles. Entrepreneurs certes, les maires de cette période ne sont pas encore des représentants du monde moderne, comme peut l'être à la même période Panhard, maire de Thiais.
Malgré ce glissement notable vers des catégories intermédiaires, plus nombreuses, plus instruites au sens académique du terme, mais ne présentant pas les attributs anciens de la notabilité, peut-on réellement parler de "révolution des mairies" ? Plus professionnels que leurs prédécesseurs, plus jeunes aussi, aux professions plus hétérogènes, ces premiers maires élus par leurs pairs sont-ils si différents de leurs aînés ? A partir des critères de l'ascension sociale d'une part, des fortunes évaluées des pères et des individus lorsque c'est possible, des stratégies matrimoniales et d'éléments révélateurs du patrimoine familial, comme les immeubles possédés et loués ou les adresses successives, il est possible de réfléchir aux permanences dans le type de recrutement, que ce dernier soit électoral ou passe par la nomination.
Rousselier, N. "le système politique : représentation et délibération", in Berstein, S. et Winock, M. (dir.), l'invention de la démocratie. 1789-1914. Seuil, 2002 pp. 360-362. George, J. histoire des maires, op. cit. Agulhon, et al. Les maires en France du consulat à nos jours. op. cit.
Les registres de la conscription parisienne se révèlent être une source intéressante pour le degré d'instruction, avec la limite qu'ils ne concernent que les habitants de la Seine ayant 20 ans à partir de 1868 (série DR1, tables de recrutements ; les tables 1875-1923 sont microfilmées en 2Mi/1). Cf. Boulanger, histoire du service militaire ? et pour une utilisation systématique de cette base de donnée, Farcy, J.-Cl., Faure, A., La mobilité d'une génération de Français, op. cit., INED, 2003.
Seuls les dossiers de fonctionnaires (Archives de l'Instruction Publique, série AJ16 et F17 ; Archives de la Légion d'honneur lorsqu'il s'agit de fonctionnaires et Archives du Conseil d'Etat), ainsi que la série BB10 du Ministère de la Justice concernant les notaires, comportent l'information des diplômes possédés.
Voir en annexe les tableaux précis par période.
Prost, Gosez, les conseillers généraux, op. cit. Agulhon. M., dir., Les maires en France, op. cit.
Il est auparavant maître répétiteur.
AN, AJ16 948, inspection de 1893-1894. Ce brevet est obligatoire depuis la loi de 1881. Prost, A., L'enseignement en France, 1800-1967, Paris, A. Colin, 1968.
AN, AJ16 948, idem.
Ce type de recrutement n'est plus possible avec la création des Ecoles Normales Primaires et l'obligation du brevet supérieur avant de passer le certificat d'aptitude professionnel. Le recrutement de bacheliers, sans diplôme supplémentaire, tend à disparaître pour l'obtention du titre de professeur (la licence devient alors obligatoire). Mais le parcours d'Eugène Baudouin est caractéristique de la partie supérieure des maîtres élémentaires en cette fin du XIXe siècle.
AN, AJ16 948, avis favorable de mise à la retraite, avril 1896.
AD Vienne, 2–D–119, contrat de mariage Baudouin-Lesuire, M° Duperron, notaire à Loudun, 17 sept. 1865 ; AM Loudun, actes d'état civil. Eugène Baudouin décède en 1928 à Pontoise, sa succession et l'inventaire après décès sont de fait incommunicables.
AN, Minutier Central, étude CIII/891, M° Aveline, contrat de mariage Léger-Potin, 16 avril 1864.
Sa présence est attestée dans la liquidation après le décès de Mme Dupont née Plet, en 1866. Mais aucune autre trace de ce passage à un office ministériel n'a été retrouvé.
Au décès de Louis Pruvot en 1889, l'aîné est secrétaire de la mairie de Vanves, le second, Trésorier Payeur Général du Sénégal. AM Vanves, état civil.
AN, Minutier Central,étude CIII/1022, M° Aveline, contrat de mariage Pruvot-Belin veuve Gilbrin, 24 novembre 1867.
Le régisseur –ou intendant– d'un domaine agricole peut être assimilé à un fermier par le type de travaux qu'il exécute, mais il ne possède pas de terre, il est employé par le propriétaire absent et est un gestionnaire de domaine agricole. Duby, histoire de la France rurale, tome 3, Apogée et crise de la civilisation paysanne, Seuil, 1976, pp. 92 et suiv. Actuellement, la profession est classée selon l'INSEE dans la nomenclature "480a : agent de maîtrise et technicien non cadres". (PCS-ESE 2003).
Seul Victor Leconte, marchand fruitier rue de Rennes en 1864, déclare cette profession à partir de son élection. L'état de sa succession, très peu élevée en dehors de la possession d'une maison à Malakoff, permet de le placer dans une catégorie sociale intermédiaire : il est impossible de parler d'un actif oisif vivant de ses rentes à l'image de la bourgeoisie parisienne décrite par A. Daumard.
Bottin du commerce, Bagneux. La fabrique de parapluies d'A. Gruyer est absente en 1861, mais présente en 1865. AD Paris, Bottins du commerce, 2Mi/Per.
Les notables commerçants sont électeurs à la Chambre de Commerce de Paris.
AN, Didot Bottin, 1857.
AD Hauts-de-Seine, 3Q/SCE_MD125, mai 1889, enregistrement de la succession ; AN, MC, étude XIX/1308, 8 janv. 1889, inventaire après le décès de Achille Gruyer.
AD Paris, Bottin du commerce.
AD Paris, Bottin du commerce, Rolland fils, fabricant de produits chimiques. Montrouge, 1881.