L'analyse de l'évolution de la croissance de la population (chapitre 1) confirme l'existence, avant l'explosion urbaine de l'entre-deux-guerres et surtout des années 1950-1960, d'un palier de croissance très important au tournant du siècle. Cette croissance ne s'est pas uniquement effectuée par une densification de l'habitat : l'espace bâti prend rapidement de l'ampleur au détriment des surfaces agricoles. Les communes de la banlieue sud-ouest passent ainsi de petits bourgs resserrés sur eux-mêmes à des agglomérations plus étendues. Ces transformations ont-elles eu une influence sur le mode de gestion locale des notables et des élus ? Jean-Paul Brunet avait déjà montré une possible corrélation entre la croissance urbaine et la transformation des équipes municipales à Saint-Denis, ou l'équipe de notables ancrés dans l'ancien régime industriel est évincée par une équipe de militants progressistes 756 . Cependant, ce changement radical de gestion communale mis en évidence par J.-P. Brunet est autant lié à l'urbanisation et à l'industrialisation très précoce de la banlieue nord-est de Paris qu'à la forte proportion d'ouvriers de la grande industrie, voire peut-être à la syndicalisation importante dans ces secteurs industriels. S'il est indéniable que le phénomène de croissance démographique se retrouve d'une manière comparable dans l'ensemble des communes limitrophes de Paris, les effets semblent plus limités dans la périphérie sud-ouest que dans les communes précocement industrialisées. Les étapes de la croissance démographique tendent ainsi à confirmer l'existence d'une rupture au tournant du siècle, dont il paraît essentiel de voir si elle est suivie d'une rupture dans les procédés de gestion locale.
Le déterminisme sociologique ou démographique ne peut à lui seul expliquer l'ensemble des transformations dans la manière de gérer la ville. L'évolution juridique est aussi un élément déterminant de cette transformation. La profonde réforme politique et administrative engagée par la République opportuniste s'achève le 5 avril 1884, lors du vote de la loi municipale – qui est tout de même la troisième réforme depuis 1871 757 . Certes, on ne peut parler de radicalisation des compétences locales, et la querelle entre décentralisateurs et jacobins fait à nouveau de cette loi un compromis politique. Toutefois, celle-ci régira pendant un siècle les compétences des conseils municipaux et leur soumission au pouvoir de l'Etat central. Républicaine parce qu'elle affirme quasiment définitivement le principe de la légitimité électorale de l'ensemble des équipes municipales, la loi de 1884 étend les compétences directes du maire et du conseil. Un nombre croissant d'actes communaux sont soumis à une simple surveillance du pouvoir préfectoral, qui continue cependant d'encadrer nettement la plupart des actes et décisions des communes, en particulier budgétaires, gardant intacte la logique de soumission à l'autorité supérieure. Cette loi municipale s'inscrit dès lors dans une logique républicaine des institutions, mêlant à la fois la peur du local "dominé par les forces de la réaction" et la croyance dans une éducation progressiste faisant de la commune le lieu de l'appartenance sociale et politique par excellence. L'extension du domaine des compétences simples du maire et de son conseil n'a-t-elle pas autant permis une "révolution des mairies" que les victoires électorales républicaines aux élections municipales ? Or, si la loi d'avril 1884 est suivie d'une élection municipale générale qui conforte l'implantation locale des républicains, amenant bien souvent au pouvoir ces "nouvelles couches" dont Gambetta appelait la création dès son discours à Grenoble en 1872 758 , le remplacement des élites locales ne se fait pas en banlieue parisienne de manière aussi rapide 759 . L'impression de victoire républicaine, largement "médiatisée" à l'époque, doit être nuancée en s'attachant à dégager les réelles réformes comme les pesanteurs que connaît la gestion locale des communes de banlieue parisienne, marquée par un fort attachement républicain, commencé parfois au lendemain de la crise du 16 mai, voire dès la fin du Second Empire.
Du côté des pesanteurs ou de la tradition rurale, on retrouve une large gamme d'actions engagées par les conseils municipaux. Ces pratiques sont prépondérantes au début de notre période, mais ne disparaissent pas toute au tournant du siècle. Dans un second temps, l'urbanisation croissante de la banlieue sud-ouest semblent engager les édiles dans une gestion urbaine plus moderne. Il est alors possible de réfléchir à l'irruption d'une "question urbaine" dans ces pratiques, qui pourrait commencer au début des années 1890 et s'accentuer jusqu'à la veille de la guerre.
Brunet, J.-P., Un demi-siècle d'action communale à Saint-Denis la rouge : 1890-1939, Paris : Cujas, 1981. ; Brunet, J.-P., Une banlieue ouvrière : Saint-Denis, 1890-1939, Problèmes d'implantation du socialisme et du communisme, Thèse 1982, 3 vol., 1647 p
Sur l'évolution du cadre légal des compétences mayorale, cf. le début du chapitre 4, qui pose le problème des conflits de compétence entre les différentes autorités. Afin de ne pas alourdir la description des pratiques urbaines au quotidien, j'ai délibérément rejeté cette évolution juridique en début de chapitre 4. Pour l'évolution des lois municipales concernant l'élection du maire, voir l'introduction du chapitre 2.
Mayeur, J.-M., la vie politique sous la IIIe République, 1870-1940, Seuil, 1984 ;Grévy, J., la République des opportunistes, Perrin, 1998.
Vivier N. Propriété collective et identité communale. Les biens communaux en France, 1750-1914, Pub Sorbonne, 1998.