2. Assainir la ville

L'assainissement, c'est-à-dire le développement des réseaux d'égouts et les procédés de nettoyage et d'évacuation des eaux usés, est un enjeu majeur de la ville en construction. Il n'est pas propre au XIXe siècle. Techniquement, la création des égouts et l'évacuation des eaux usées est acquise dès l'Antiquité, même si ces techniques restent essentiellement limitées aux grandes villes du monde antique. La ville du XIXe siècle, et tout singulièrement la ville haussmannienne, est pensée comme une ville propre et saine, refoulant les exhalations et les odeurs putrides si communément dénoncées pour les quartiers anciens de la capitale 985 . Mais si les grandes capitales européennes se dotent ou améliorent les réseaux d'écoulement des eaux usées comme la captation de l'eau 986 dès le début du XIXe siècle, les villes de plus petite importance sont nettement moins bien équipées. De nombreuses villes françaises ne sont pourvues d'égouts que sur environ 20 % de leur réseau viaire, comme c'est le cas à Rouen ou à Bordeaux à la Belle Epoque 987 .

Paris dispose cependant d'un réseau d'égout relativement complet, surtout en son centre, dès le milieu du siècle. Ce réseau s'agrandit avec la construction de collecteurs d'eaux usées en périphérie de la capitale, dans les arrondissements de la petite banlieue annexée, dès les années 1880. Rappelons qu'au-delà des fortifications, l'extension de ce réseau reste cependant quasi inexistante, y compris pendant la période de densification du tout-à-l'égout à Paris. Au début du siècle, les trois communes limitrophes de Paris sont équipées à hauteur de 26,4 % 988 , mais cela cache de grandes disparités. Malakoff est dépourvue d'égouts du fait essentiellement du statut privé d'une large partie de sa voirie, dont l'équipement est à peine supérieur à 10 %. Montrouge, au contraire, est reliée par un double réseau départemental et "Ville de Paris" au collecteur du XVe arrondissement, et sa voirie est équipée à près de 40 %. Bagneux ne dispose que d'un réseau embryonnaire, essentiellement construit par la Ville de Paris sous le cimetière parisien et par le département sous la route reliant Paris à Verrière.

Le réseau est donc embryonnaire et largement dépendant du système départemental ; il connaît de fortes disparités liés à l'éloignement de Paris mais aussi à l'éloignement de la Seine. En effet, en 1911 encore, le département de la Seine, proposant un plan d'assainissement général de la région parisienne, concentre ses efforts sur les sites amonts de la Seine et de la Marne, et délaisse largement les territoires plus éloignés du fleuve 989 .

La faiblesse des réseaux d'égouts communaux dans l'ensemble des communes étudiées correspond essentiellement au problème de la charge financière que représentent les travaux nécessaires à leur construction, à laquelle il faut ensuite ajouter la charge du curage et de l'entretien. Les services départementaux sont très largement pourvus de personnel technique, agents voyers ou ingénieurs des Ponts et Chaussées qui prennent en charge la faisabilité technique des projets de nouvelles constructions et qui organisent au quotidien une escouade d'égoutiers chargés de l'entretien des égouts départementaux ou des égouts communaux abonnés au service départemental d'entretien. La municipalité de Vanves, constatant en décembre 1904 l'engorgement systématique de l'un de ses égouts communal, propose au Préfet d'abonner son réseau au service d'entretien départemental, moyennant un forfait annuel évalué par les élus à 300 F pour 750 m d'égouts 990 . Les ingénieurs des Ponts et Chaussés, rendus sur place, imposent à la commune des travaux d'agrandissement et d'équipement de certaines canalisations et regards, pour pouvoir envisager d'effectuer ce travail.

‘"L'égout de la rue Vieille Forge a pour section 1,5 m de hauteur sous clef, 0,60 aux naissances, et 0,45 au radier, on y circule donc avec difficulté. Il possède deux regards espacés de 70 m ; ces deux regards, de faible dimension et sans échelle, ne laissent un passage que de 0,58 au lieu de 0,64 m. Pour que nos égoutiers puissent faire le curage de cet égout sans danger, il est indispensable de construire d'abord une échelle avec coffre dans chacun des deux regards, et ensuite deux nouveaux regards. L'égout de la rue Falret […] est d'une section est encore plus faible […] : 1,30 m de hauteur sous clef, 0,55 aux naissances, 0,45 au radier. La circulation y est donc très difficile. L'égout dispose de 2 regards seulement, et sans échelle, le 1er à 6 m du débouché et l'autre 104 m plus loin. Les dimensions intérieures des cheminées de ces regards [sont] de sorte que le 1er ouvrier venu ne peut y passer 991 ." ’

Cette très faible hauteur des boyaux et le faible diamètre des regards obligent "les ouvriers à travailler courbés" lors du curage, ce qui entraîne une gêne importante nécessitant la possibilité d'intervenir rapidement en cas de problème. Pour cela, le service départemental impose au conseil la création de nouveaux regards, de façon à ce que "la distance entre chaque regard ne soit pas supérieure à 30 mètres 992 ."

Sous-équipées, les communes de banlieue sont donc aussi mal équipées et certainement mal entretenues ; le curage des égouts communaux se fait uniquement tous les 5 ans, par une entreprise privée. L'abonnement des égouts communaux à l'entretien départemental est finalement refusé par la commune de Vanves, au vu des prétentions financières importantes demandées par le service (forfait de 769 F annuel, au lieu de 300 F, soit une dépense de 1 F par mètre de canalisation, alors qu'une entreprise privée propose d'effectuer ce curage pour 0,60 F par mètre). Mais l'état d'engorgement du principal égout, rue des Chariots, permet à la municipalité d'imposer au département de prendre en charge l'entretien. Soulignant que l'égout de la rue des Chariots, d'un ancien modèle, prévu pour un assainissement d'une voie urbaine, est "insuffisant pour recevoir les produits provenant des deux égouts départementaux", ce qui cause son engorgement systématique, le conseil demande au département "la construction d'un égout pouvant recevoir sans inconvénient les produits qui y sont annuellement déversés 993 ." Le service départemental transige en acceptant l'intégration de cet égout dans le réseau départemental, mais non de prendre en charge sa reconstruction 994 .

Le réseau communal reste donc un réseau peu complexe et le plus souvent d'une moindre importance. Les égouts communaux, quand ce ne sont pas de simples canalisations sans regards rendant quasiment impossible tout entretien, sont des conduites secondaires dépendant des collecteurs départementaux, eux même très peu nombreux. En 1900, l'état des égouts de Vanves est constaté par un membre du conseil municipal qui descend inspecter les travaux d'entretien effectués par une entreprise privée. Le nettoyage n'a pas été entièrement fait, certaines bouches d'égouts sont encore remplies des résidus de cet entretien, de telle sorte qu'il est malaisé de se rendre compte de l'importance d'éventuels travaux de maçonnerie à faire. Toutefois, le conseiller signale que l'égout situé sous la rue Vieille Forge, construit en moellons, demande de nombreuses réparations, et que les raccordements d'immeubles ne sont pas tous indiqués sur la canalisation 995 . La nouvelle municipalité élue décide alors de ne plus entretenir elle-même les égouts et de passer un marché avec un professionnel 996 , qui prend en charge le curage des 645 mètres d'égouts communaux pour la somme de 300 F par an.

L'entretien défectueux des égouts et leur dysfonctionnement sont donc essentiels dans la prise de conscience d'une nécessité d'un meilleur assainissement. Certes, les municipalités se préoccupent très tôt du rôle central qu'ont à jouer les égouts dans l'amélioration de l'assainissement des rues de leurs communes, dans la santé des habitants et dans la nécessité pour accueillir de plus en plus d'habitants. Dès 1863, la commune de Vanves suggère au département la création d'un égout sous la route départementale 74, dans le but d'assainir ce quartier appelé à accueillir de nombreuses constructions et habitants 997 . Mais la prise en charge de manière systématique de l'entretien des égouts communaux, voire du développement du réseau communal et du raccordement des immeubles au tout-à-l'égout est nettement plus tardive : la municipalité radicale-socialiste de Vanves ne s'en préoccupe qu'à partir de 1905, ayant essayé par tous les moyens d'imposer au département la prise en charge de la construction des égouts.

Si la commune de Vanves insiste sur la création des égouts afin de favoriser l'évacuation des eaux de ruissellement lors de violentes pluies et orages, tâchant de fait d'éviter les inondations dont sont victimes les habitants du quartier bas de la commune 998 , les communes de Malakoff et de Montrouge semblent plus précocement sensibles aux arguments de salubrité. La commune de Malakoff, dès mai 1885, développe le curage des égouts en s'abonnant au service départemental d'assainissement, afin d'opérer "les travaux de curage qui n'ont jamais été effectués dans l'égout de la rue des Clozeaux 999 ". En juin, les habitants protestent contre l'amoncellement des boues et résidus du curage restés dans la rue, et la municipalité décide de les faire enlever "dans l'intérêt de la viabilité et de l'hygiène publique 1000 ". L'entretien ne suffisant pas, la municipalité propose la construction de nouveaux égouts. La Préfecture est saisie d'une plainte des habitants et propriétaires de la rue Dépinoy au sujet de "l'état d'infection des eaux stagnantes des fosses situées aux abords de la rue des Chalets", et propose la construction à la municipalité d'un nouvel égout qui se déversera dans l'égout départemental. La commune accepte les travaux, s'élevant à 29 000 F, mais demande une subvention départementale ainsi que le paiement en annuités des frais de construction 1001 . Les arguments en faveur de la création du réseau d'égout se diversifient, et en mars 1889, le rapporteur de la commission des finances propose de réaliser "les travaux de première nécessité dont la commune de Malakoff a besoin du point de vue de l'hygiène publique", à savoir "la construction des écoles communales, l'établissement des égouts destinés avec le balayage et le pavage projeté à donner à notre localité l'aspect de propreté qui lui fait défaut 1002 ."

Les projets de la commune de Malakoff sont donc rapidement inscrits dans un ensemble cohérent de développement de la voirie et de travaux communaux. Réactivant un droit ancien obligeant les propriétaires riverains à contribuer seuls aux frais de premier établissement de pavage dans les voies urbaines, dès lors que la commune les a classés, la municipalité engage un programme en ne prenant à sa charge que les frais d'établissement des égouts. Ainsi, après la décision de créer un égout rue Dépinoy en novembre 1885, assainissant une partie du quartier du Plateau, le quartier des Hauts Clozeaux est envisagé dans son ensemble, par la création d'un égout sous la rue des Mines en février 1886. Ce projet est transformé en 1887 en un égout à plusieurs branches se déversant dans l'égout départemental au Pont de la Vallée 1003 , avec caniveaux d'écoulement dans les rues adjacentes, rue du Chalet et rue Chauvelot. L'ancien lotissement de la Nouvelle Californie, à la voirie défectueuse, sans aucune commodité, sera ainsi partiellement équipé, mais les travaux ne seront achevés que fin 1889 1004 .

Si les arguments liés à l'assainissement sont systématiquement rappelés jusque dans les années 1890, soit lorsqu'il s'agit de proposer un nouveau programme de construction aux conséquences financières pour la commune, soit pour exiger une intervention rapide des services départementaux, les choses évoluent au tournant du siècle. L'assainissement général des communes a certainement évolué, et le premier grand effort de construction d'un réseau, étendu à défaut d'être dense, associé au nettoyage plus systématique des rues, semble avoir transformé le paysage de certains quartiers. La priorité passe alors aux améliorations de la desserte, et en particulier au passage des tramways. Malakoff demande ainsi au département de relier au réseau communal existant l'assainissement de la nouvelle avenue Pierre Larousse, qui prolonge l'ancienne rue de Beauvais jusqu'à Montrouge, "ce nouvel égout étant nécessaire pour la suppression des cassis rendus obligatoire pour l'établissement des tramways 1005 ". Certes, les préoccupations hygiénistes ne disparaissent pas totalement, mais dans une période de forte croissance des réseaux de tramways, lié à la possibilité d'une traction électrique qui se généralise, les communes suburbaines élaborent de nouveaux critères d'urbanité qui ne sont plus uniquement ceux de la protection de la santé publique ou de la lutte contre les odeurs nauséabondes.

La multiplication des réseaux, souterrains comme aériens, permet de construire la ville dans une logique de réseaux avec les communes voisines, et surtout avec la première d'entre elle, Paris. La banlieue semble alors se couvrir d'entreprises de travaux public, et les projets se multiplient. C'est à la même période qu'à nouveau le sol des rues sera creusé pour installer le réseau souterrain des conduites de gaz, pensé pour la première fois dans un plan global d'aménagement en 1903 1006 . C'est à cette période que la traction animale ou mécanique sera remplacée par la traction électrique pour les tramways, multipliant le long des rues les fils aériens nécessaires à la distribution de l'énergie ; c'est à cette période aussi que les transports se multiplient sur les routes et voies, mieux entretenues, au pavage plus régulier, obligeant même certaines municipalités à prendre des arrêtés limitant la vitesse ou la charge des véhicules circulant en ville, comme c'est le cas à Montrouge 1007 .

Toutefois, cette entrée dans la modernité urbaine n'est certainement pas généralisée, et la raison de l'importance et de l'apprêté des négociations entre les services départementaux et la municipalité de Malakoff est liée à la proximité immédiate de Paris. Si les réseaux s'améliorent et se densifient, ils restent encore limités à un espace central, certes plus élargi que dans les décennies précédentes. Le réseau communal reste cependant encore un simple système d'écoulement souterrain des eaux usées de la commune ; les immeubles privés sont loin d'être tous raccordés à l'égout ; ces égouts constituent ainsi dans la banlieue une vaste poubelle souterraine, éloignée des usines de traitement des eaux.

Notes
985.

F. Choay, "doctrine avant 1914", in Agulhon, dir. Histoire de la France urbaine, tome 4 : La ville de l'âge industriel, Points Seuil, 1998 ; Gaillard, J., Paris, la Ville, Paris, L'Harmattan, 1984 (1977).

986.

Goubert, Jean-Pierre, "l'eau, la crise et le remède dans l'ancien et le nouveau monde, 1840-1900", Annales ESC, septembre - octobre 1989, n°5, pp. 1075-1089.

987.

Lequin, Y., "les citadins et leur vie quotidienne", in Agulhon, M. (dir.), La ville de l'âge industriel, Seuil, 1998 (1983), p. 335.

988.

Source : d'après Etat des communes, entre 1900 et 1905 selon les communes.

989.

Backouche, I. La trace du fleuve. La Seine et Paris, 1750-1850. Ehess, 2000.

990.

AM Vanves, délibérations, séance du 10 décembre 1904.

991.

AM Vanves, délibérations, séance du 11 février 1905, rapport des Ingénieurs du département.

992.

AM Vanves, ibid.

993.

AM Vanves, délibérations¸ séance du 15 avril 1905.

994.

AM Vanves, délibérations, séance du 11 juillet 1905.

995.

AM Vanves, délibérations, séance du 14 décembre 1900.

996.

AM Vanves; délibérations, séance du 16 juin 1900.

997.

AM Vanves, délibérations, séance 1863

998.

AM Vanves, délibérations, séance d'octobre et de novembre 1898, demandant au département d'établir un égout rue d'Issy afin de recueillir en cas de fortes pluies les eaux de l'égout communal de la place du Val, qui déborde régulièrement et inonde les riverains.

999.

AM Malakoff, délibérations, 1884-1887, séance du 10 mai 1885. L'égout est construit en 1878-1879, voir supra.

1000.

AM Malakoff, délibérations, séance du 7 juin 1885.

1001.

AM Malakoff, délibérations, séance du 8 novembre 1885.

1002.

AM Malakoff, délibérations, séance du 17 mars 1889, rapport de M. Clerget au nom des commissions des finances, de l'octroi et de la voirie réunies.

1003.

AM Malakoff, délibérations, séance du 19 juin 1887.

1004.

AM Malakoff, délibérations, séance

1005.

AM Malakoff, délibérations, séance des 26 juillet et 24 août 1900.

1006.

A cette date en effet, la Compagnie parisienne du gaz a été obligé de renoncer à son monopole de gestion du gaz pour la Ville de Paris, et en banlieue, les multiples sociétés ont laissé place à une société unique distincte de celle gérant en régie pour Paris la distribution du gaz, l'ECFM (société pour l'éclairage, le chauffage et la force motrice). Cf. chapitre 4.

1007.

AD Hauts-de-Seine, DO9/100.