Chapitre 4. Du local au départemental : conflits et régulations.

Introduction

La gestion communale ne peut se faire sans cadre légal : les compétences accordées aux conseils municipaux et au premier magistrat de la commune encadrent entièrement les possibilités d'action municipales. L'évolution des pratiques communales dans la gestion urbaine, décrite et analysée dans le chapitre précédent, est en partie liée aux compétences accordées par le législateur au cours de deux réformes votées d'abord sous la Monarchie de Juillet puis au début de l'Empire 1123 . La réforme de 1867, d'inspiration libérale, voulue par Napoléon III et très largement impulsée par des réformateurs décentralisateurs, constitue une première base dans l'élargissement des compétences mayorale. La loi républicaine de 1884, que l'on réduit trop souvent à une simple loi électorale 1124 , confirme les réformes antérieures et encadre pour près d'un siècle les pratiques municipales. Certes, d'autres textes ont été votée entre ces quatre dates essentielles : mais aucune n'aura la force d'un véritable "code communal", ce qui était en partie l'une des volontés des législateurs de 1884.

Cette chronologie des compétences et le fait qu'aucune de ces lois ne s'abrogent entre elles constitue un second charme très courant dans le droit français. Le silence des lois les plus récentes permet aux conseils d'en invoquer d'autres, plus anciennes, et de nombreux conflits de droit administratif sont nés de cette complexité législative. Dans certains cas, ces silences ont été utilisés par les conseils municipaux, surtout lorsque, comme Bagneux à partir de 1900, ils se sont dotés d'un maire extrêmement compétent en la matière. Dans d'autres cas, en particulier en l'absence d'un conseil juridique avisé, cette complexité de la loi inhibe les tentatives d'interventions locales.

En tant que tel, le cadre légal définissant les compétences des conseils municipaux ne relève pas de cette étude ; mais s'interroger sur le "champ du possible" défini par la loi permet aussi de nuancer les portraits de maires exemplaires, oscillant entre attentisme et activisme : comment juger de l'action locale sans en saisir les contours ? Il est intéressant de voir que cet aspect est très souvent méconnu ou ignoré : si Alain Corbin propose une analyse des compétences municipales au travers de la capacité légale à sonner les cloches 1125 , les écrits s'interrogeant sur les enjeux de l'administration locale restent peu nombreux 1126 . Bien plus, le pouvoir du maire est souvent confondu avec celui du conseil : or, la législation détermine clairement quelles sont les attributions propres au maire, en général limitées aux affaires de simple police, et celles revenant au conseil, chargé non seulement de donner des avis, d'émettre des vœux, mais, plus encore, de voter les budgets et de répartir l'emploi des fonds communaux. Le maire apparaît comme l'emblème d'un pouvoir autonome, image facilitée par les portraits utilisés dans les romans du XIXe siècle 1127 ; "petit chef", César en son royaume, son pouvoir est lié à son épaisseur économique, à son éventuelle intelligence 1128 , à sa capacité d'entregent auprès des autorités supérieures ; mais, dans la réalité, le pouvoir du maire dépend largement du conseil 1129

On a beau jeu de critiquer l'attentisme des maires dans la réforme urbaine : cette critique, si souvent caricaturée dès le XIXe siècle, méconnaît largement les possibilités réelles que donne la loi au premier magistrat communal. A l'inverse, l'autoritarisme supposé de certains personnages dépasse largement les compétences que lui attribue le législateur, quelque soit la période : ce qui joue dans les rêves de grandeur des maires bâtisseurs, comme ce M. de Rênal décrit par Stendhal, c'est bien plus la corruption, la position sociale, l'argent disponible ou les relations mondaines que la possibilité donnée au maire de tout décider en sa commune. Force est de constater qu'il n'y a pas d'indépendance locale avant les lois de décentralisation de la fin du XXe siècle ; le maire reste avant tout le représentant de l'Etat au niveau le plus local, et il allie deux éléments de légitimité, sa force de représentant de la communauté et celle d'être "l'avant-bras" du Préfet. Les réformes successives des compétences mayorales déterminent largement le champ du possible de l'action locale et, malgré de nettes évolutions, confirment sur le temps long la dépendance des maires et des conseils à l'égard du pouvoir central.

Le champ des compétences possibles représente donc les limites de l'action locale. Ils permettent aussi de définir plus nettement les rapports existants entre l'échelon local, maire et conseil municipal, et l'autorité administrative supérieure, représentée par les services de la Préfecture. Or, c'est bien dans ce jeu d'interrelations que se forme l'espace de régulation des conflits. Les archives ne nous disent pas grand-chose des trains qui arrivent à l'heure ; ce sont les divergences, les discussions, les conflits de compétence qui sont représentées dans les correspondances échangées entre préfecture et conseils municipaux, dans les pétitions ou les vœux envoyés aux autorités supérieures. Les lois municipales augmentant progressivement les espaces de liberté où s'exprime le pouvoir local, ce sont les rapports entre ces deux niveaux de l'administration qui m'ont intéressé. Entre centre et périphérie, l'histoire locale – et les archives – sont faites de ces conflits qui divisent une communauté : ici l'opposition entre des communautés religieuses et l'anticléricalisme des élus, là les discussions sur les prétentions de la Ville de Paris à se débarrasser sur le territoire banlieusard de ses déchets, de ses entreprises insalubres comme de ses morts…

Notes
1123.

La première grande loi concernant les compétences des conseils municipaux nouvellement élus par des collèges électoraux très élargis date de 1837 ; la seconde réforme des compétences a été instaurée par la loi municipale de 1855. Ces deux lois ne s'abrogent pas, elles se complètent et forment ainsi un ensemble juridique complexe, ce qui perdurera jusqu'à la fin du XXe siècle.

1124.

La loi municipale de 1884 est une loi complète, d'une part généralisant l'élection du maire par le conseil municipal en son sein à toutes les communes – en dehors de Paris –, d'autre part réformant les compétences et attributions municipales. J'ai traité de l'évolution des lois électorales en introduction du chapitre 2.

1125.

Corbin, A. Les cloches de la terre, A. Michel, 1992, pp. 164-165 et 197-206.

1126.

E. Bellanger et J. Girault, dir. Actes de la journée d'étude "l'Etat et les communes, XIX e -XX e siècles", Bobigny, 2002, (à paraître).

1127.

Il est intéressant de noter que finalement assez peu de maires ont été mis en scène dans les romans du XIXe siècle ; Stendhal caricature le maire industriel, suffisant et aux relations mondaines avec M. de Rênal dans le Rouge et le Noir ; Victor Hugo magnifie le dévouement mayoral à travers Jean Valjean transformé en l'honnête M. Madeleine, maire de Montreuil.

1128.

Les caricatures de Daumier stigmatisent ce personnage stupide, infatué et dévoué au pouvoir. Cf. caricature au début du chap. 2.

1129.

AN, F1BII - Seine – 17 (affaires concernant Montrouge, blâme au maire et dissolution du conseil, 1876.