La loi républicaine de 1884

La loi de 1867 s'appliquera, en dehors de quelques rares modifications 1149 , jusqu'à l'adoption de la réforme républicaine de 1884. Si elle n'est pas remise en question par la proclamation de la République, ni finalement dans ses grandes lignes par les premières lois municipales de la République d'ordre moral, c'est que l'urgence est ailleurs. D'ailleurs, les réformes de la République d'ordre moral (1871, 1874 et 1876) ont essentiellement trait à la nomination des maires : c'est sur cet achèvement de la démocratie dans les campagnes que s'opposent républicains, libéraux et conservateurs 1150 .

Le 5 avril 1884 est votée la loi municipale qui modifie la législation en vigueur pour plusieurs décennies, et continuera à régler les rapports entre les communes et les différentes administrations durant toute la République. Première des grandes lois républicaines, elle inaugure un tournant majeur dans la République, marqué par des réformes institutionnelles qui contribuent à la républicanisation de la IIIe République 1151 . La loi municipale s'inscrit dès lors dans une logique républicaine des institutions, mêlant encore la peur du local "dominé par les forces de la réaction" et la croyance dans une éducation progressiste faisant de la commune le lieu de l'appartenance sociale et politique par excellence.

L'organisation de la loi d'avril 1884 confirme plus qu'elle n'infirme la manière de penser les pouvoirs locaux : le premier titre est consacré aux code électoral, le second aux conseils municipaux, et il faut attendre la troisième partie de la loi pour voir apparaître la fonction mayorale 1152 . Les modifications essentielles apportées par la loi de1884 apparaissent dans l'espace plus large laissé aux conseils et aux maires d'une politique locale autonome. A l'inverse des lois précédentes, qui indiquaient clairement ce que les conseils et les maires pouvaient décider sans demander une autorisation express de l'autorité supérieure, et qui de ce fait réduit les possibilités d'interprétations, la loi de 1884 énonce les compétences et actions qui ne peuvent être engagées sans une approbation de l'autorité supérieure. Ainsi, tout ce qui n'entre pas dans ces champs d compétence définies clairement peuvent être soumis à un simple contrôle de légalité et devenir exécutable sans autorisation du Préfet 1153 .

Il serait fastidieux et inutile de reprendre la liste exhaustive de ces compétences soumises à autorisation. Notons que les décisions et votes des conseils qui sont encadrés strictement par la loi – et dont l'exécution est alors retardée des délais d'autorisation venant des services préfectoraux – concernent essentiellement les actions engageant les deniers publics : l'aliénation, l'acquisition ou la location, pour des durées supérieures à 18 ans, des propriétés communales, toutes les transactions, les crédits, contributions extraordinaires et emprunts, et, bien évidemment, les budgets communaux. Le second groupe de décision soumises à l'approbation de l'autorité supérieure tient au caractère de service public inaliénable et non transformable : les conseils ne peuvent ainsi décider seuls des changements d'affectation d'un bâtiment communal qui est déjà affecté au service public, ne peut décider des transformations des droits de voirie, afin de ne pas supprimer ce service public des voies qui est une obligation légale. Ces éléments montrent une plus grande possibilité d'action pour les conseils municipaux, qui peuvent voter librement, sans l'adjonction des plus imposés, les impositions courantes – et tout particulièrement les centimes ordinaires qui sont le nerf financier de l'action communale –, et peuvent engager librement toute location inférieure à 18 ans.

Toutefois, le législateur s'est montré plus conservateur dans un dernier groupe d'actions possibles du conseil : les prérogatives politiques de ce derniers, les avis politiques, les proclamations ou adresses sont strictement interdis, et même les dénominations de rues doivent être soumises à l'autorisation préalable du Préfet, voire du Ministre de l'Intérieur en cas d'hommage public. Plus de 10 ans après la Commune, le pouvoir central renforce sa domination politique sur les conseils, les réduisant au rôle de gestionnaires de la chose publique, sans leur donner de réels pouvoirs d'assemblée.

Le maire continue d'exercer son mandat de manière gratuite ; il tient sa légitimité de l'élection des membres du conseil, mais, une fois élu, il dispose de prérogatives importantes qui en font non seulement le Président de l'assemblée communale – et à ce titre, sa voix est prépondérante, ce qui peut ne pas être négligeable en cas de conflit –, le chef des services administratif communaux – il nomme aux emplois non soumis à des règlements ou lois de recrutement –, le chef de l'exécutif local, mais aussi le dernier maillon de l'Etat, car il reste chargé de l'exécution des décisions gouvernementales et préfectorales.

Son pouvoir discrétionnaire est limité par la loi, mais il existe : en dehors des nominations qu'il peut effectuer sans avis du conseil, c'est aussi lui qui tient l'agenda du conseil, décide de ses réunions et surtout des réunions extraordinaires qui peuvent avoir n'importe quel objet, à condition de se limiter à l'ordre du jour. La pratique de ces séances extraordinaire révèle souvent un pouvoir plus autoritaire du maire, qui est alors maître du temps du conseil. Enfin, par la possibilité donné au maire de publier des arrêtés municipaux en ce qui concerne les "mesures locales" et les règlements de police, ce dernier peut s'affranchir du pouvoir du conseil, mais non de celui du Préfet qui les examine. Le contrôle du conseil municipal s'effectue principalement dans les actes engageant les deniers publics (propriétés communales, revenus des établissements communaux, actes de vente divers) ou les mesure de simple police (dégagement des rues, voirie).

La loi de 1884, même si elle relègue le maire au Titre 3, lui confère un pouvoir discrétionnaire plus large que celui octroyé par la loi de 1867. Plus que le maire, qu'il contrôle de toute façon par le biais des Préfets (le maire est révocable, et une large partie de ses pouvoirs autonomes sont soumis au contrôle a priori de la Préfecture, qui n'est pas un simple contrôle de légalité), ce sont les conseils dont le législateur encadre les pouvoirs. L'assemblée locale a certes un poids important, celui d'élire le premier magistrat, mais, une fois cette élection faite, le maire peut être "roi en son royaume", à condition de respecter formellement le nombre minimum de convocation du conseil et de lui faire approuver budgets et comptes.

En offrant au maire un pouvoir plus large que précédemment, la loi de 1884 renforce son action locale, mais la limite à une action personnelle qu'un successeur peut aisément défaire ; projets d'envergure et décisions de politique engageant des investissement sont limités par l'encadrement préfectoral. Ce dernier revêt dans le département de la Seine un poids plus important qu'ailleurs.

Notes
1149.

Parmi ces modifications le vote en 1874 d'une réforme réinstaurant la présence, en nombre égal à celui des membres élus, des individus les plus imposés pour la discussion et le vote de tous les projets et avis entraînant une transformation importante des ressources de la commune ou pour l'adoption des emprunts nécessaires pour les travaux d'utilité communale. Rosanvallon, Pierre, Le sacre du citoyen, histoire du suffrage universel en France, Gallimard, 1992., p. 328. Cette mesure est une réactivation d'une décision de la loi de 1837.

1150.

N. Rousselier, "Le système politique : représentation et délibération" in Berstein S. et Winock M. (dir.), L'invention de la démocratie. 1789-1914, Seuil, 2002, pp. 356-362 ; Grévy, J. La République des opportunistes. Perrin, 1998. Rudelle, O. La République absolue. Aux origines de l'instabilité constitutionnelle de la France républicaine, Paris, Pub. de la Sorbonne, 1982. Il est frappant de voir que les successives réformes électorales municipales ne sont guère analysées par les historiens de cette période, confirmant la moindre importance accordée à l'échelon communal jusqu'à l'avènement de la République républicaine. Mollier, J.-Y., George J., la plus longue des républiques. Fayard.

1151.

Parmi elle, la réforme institutionnelle supprimant les 75 sénateurs inamovibles.

1152.

Bidault, E. Guide pratique pour les élections au Sénat, à la Chambre des députés, aux conseils généraux et d'arrondissement et aux conseils municipaux. Paris, Dupont, 1884, [ce code électoral Bidault connaît de nombreuses éditions antérieures depuis la fin des années 1850]. Extrait du commentaire de la loi de 1884 portant sur l'organisation des communes.

1153.

Voir en annexe le texte de la loi de 1884, tiré de Bidault, E, Guide pratique, op. cit., 1884.