2. Un syndicat au service du public ?

L'intérêt que l'historien porte à la forme juridique syndicale ainsi créé ne s'arrête pas à la mise en lumière d'antagonismes anciens entre Paris et sa banlieue, antagonismes qui renvoient à la domination politique et administrative de la ville centre sur sa périphérie. Indéniablement, cette constitution fut un acte d'indépendance de la banlieue, qui rejoint une large partie des questionnements des intellectuels européens sur les modalités d'associations des communes à un développement urbain harmonieux de la ville centre, et que l'on retrouve à Berlin ou à Londres à la même époque 1395 . Au-delà de la création de ce nouvel objet juridique, l'analyse du fonctionnement quotidien du syndicat permet de poser certaines hypothèses. La manière dont ce dernier va utiliser ses pouvoirs de contrôle de la société gazière ou sa gestion des litiges semble aussi pertinent. Plusieurs points signalent la modernité du projet politique, largement encouragé, soutenu et développé par Théodore Tissier, maire de Bagneux, maître de requêtes au Conseil d'Etat et déjà homme de cabinet avant le tournant du siècle.

Ainsi, le contrôle de la société gazière en ce qui concerne la qualité du gaz et la régularité des distributions figure en bonne place dans les attributions du syndicat. Ce dernier est donc pensé par ses fondateurs comme un véritable outil de contrôle public sur une société privée. D'abord création politique, le syndicat devient un organe technique, certes au service des communes, mais dont la distinction avec les services préfectoraux de contrôle n'est pas aisée à effectuer. Le syndicat se présente comme le lien unifié entre les particuliers et la société gazière, puisque les opérations de contrôle vont aussi se focaliser sur les droits du public : les litiges concernant les polices d'abonnement (élaborées comme le traité conjointement entre la société et le syndicat) sont gérés par le syndicat, comme les litiges concernant certaines prétentions de la société gazière à imposer aux propriétaires la construction à leurs frais du raccordement au réseau commun de canalisation. Prévu pour gérer essentiellement l'éclairage public, le syndicat développe une réelle politique de service public à l'égard des consommateurs privés, puisque seule l'augmentation de leur consommation permettra d'être un contrepoids efficace envers la Compagnie.

A côté de ces préoccupations techniques, le syndicat se réserve dès le départ, comme on l'a vu, le droit de contrôler l'application stricte de la législation du travail au sein de l'entreprise, les conditions d'embauche des ouvriers, les salaires pratiqués, le respect du temps de travail et du repos hebdomadaire. Le Syndicat a imposé à la société ECFM par le biais du cahier des charges la création d'une caisse de retraite pour ses employés et ouvriers, et il est représenté au Conseil d'Administration de cette Caisse 1396 . L'épisode de la grève de 1907 et l'intervention du maire de Gentilly souligne que le contrôle du syndicat dépasse largement les questions techniques liées à la distribution du gaz, témoignant ainsi certainement de l'enjeu électoral important autour de ce regroupement, la plupart des employés et ouvriers étant aussi des habitants des communes de banlieue…

Dans la construction de cette forme relativement nouvelle de coopération intercommunale, ici uniquement esquissée, il semble donc que le choix politique soit prépondérant. En parvenant à regrouper 52 puis 60 communes autour d'un organe de contrôle et de décision doté d'un budget propre et d'un personnel technique (ingénieurs des service d'éclairage détachés de l'administration préfectorale, puis techniciens), le syndicat de la Banlieue de Paris pour le gaz réussit une alliance à première vue difficile. En effet, les positions politiques des communes sont loin d'être semblables, tout comme l'homogénéité de l'ensemble ainsi constitué. Les consommations annuelles de gaz varient en 1903 de 3 157 000 m3 (commune de Saint Denis) à 17 500 m3 (communes de Groslay et de l'Haÿ-les-Roses). La présence d'une dizaine de communes de la Seine-et-Oise, plus éloignées de Paris, aux caractéristiques urbaines encore peu accentuées au début du siècle, confirme aussi cette hétérogénéité.

Toutefois, malgré ces différences, les communes se mettent d'accord parce que le choix d'une compagnie indépendante pour la gestion du gaz leur assure, croient-ils, une autonomie vis-à-vis de la Ville et de la Préfecture. Les ramifications financières et industrielles qui président à la constitution de la société montrent que cette indépendance est peut-être limitée. Mais les revendications contre la puissance du conseil municipal de Paris sont communes à l'ensemble des adhérents au syndicat.

Finalement, la création du syndicat apparaît comme une réponse à un enjeu politique qui dépasse la gestion du gaz. Depuis la fin des années 1880, le divorce est consommé entre les élus parisiens et ceux de Seine banlieue, et l'acrimonie entre les conseils a été relevée dans de nombreuses communes de banlieue. A partir des années 1890, un profond courant naît en banlieue demandant la transformation du système de représentation du Conseil Général de la Seine, accusé de sur-représenter la Ville de Paris au détriment des banlieusards. Relayé par les élus des arrondissements de Seine banlieue, dont deux conseillers généraux semblent être à l'origine de ce regroupement, l'idée d'autonomisation fait son chemin dans les préoccupations politiques locales. Dans ce cas, le syndicat intercommunal représente une manifestation réelle de cette volonté d'autonomie, et l'expression sinon d'un consensus, du moins d'une idée commune autour d'une relative unité de la banlieue avant la Première Guerre Mondiale 1397 .

carte 12. communes membres de la Conférence intercommunale en 1901
carte 13. communes membres du Syndicat en 1907.
carte 14. communes membres du Syndicat, 1913.
carte 15. territoire éclairé par ECFM en 1913.
Notes
1395.

Bouvier, E. les régies municipales, Rousseau, 1910, p.. 43-44.

1396.

Article 17 du cahier des charges, discuté en comité de direction les 2 et 16 mai 1902, et aboutissant à l'obligation de constitution d'une caisse de retraite par le concessionnaire. La discussion fut vive entre les partisans d'un interventionnisme sur le modèle des traités des compagnies de tramways (Tissier) et ceux qui préfèrent ne pas trop encadrer la société (Champeau, maire de Montrouge, Poirot-Delpech, maire de Sèvres). Archives du Sigeif, op. cit..

1397.

Henri Sellier fait ainsi paraître en 1915 son rapport au Conseil Général de la Seine sur la réorganisation de la Banlieue de Paris. Sellier, H., Les banlieues urbaines et la Réorganisation administrative du département de la Seine, Marcel Rivière et Cie, 1920, Préface d'Albert Thomas, 106 p. [1915].