Quel modèle urbain se lit derrière la ville ainsi réparée, construite, éventuellement aménagée ? Les édiles que nous avons suivis dans l'évolution de leur recrutement ont de la commune qu'ils administrent une image mentale, une représentation. La ville peut alors être comprise soit comme un espace où ils peuvent mettre en scène leur pouvoir soit comme un espace de vie, accueillant des populations dont ils sont en charge, et dont les municipalités doivent tenter d'améliorer le quotidien.
Dans le premier cas, les édiles construisent une ville, en privilégiant la monumentalité qui permet de lire la commune comme appartenant à l'espace urbain. C'est ainsi que dès 1860, de nombreuses municipalités vont se préoccuper de construire une maison commune, d'entretenir le patrimoine cultuel, de paver les rues du centre ville et d'y apporter les éléments de la modernité : la proximité de Paris, le bouillonnement industriel que connaît la France et que les édiles de la banlieue voient d'autant plus que les grands travaux transforment la capitale, sont certainement à l'origine de la constitution de cette première image mentale : une ville est un espace avec des caractères d'urbanité, espace qui se donne à voir à l'extérieur. Dans le second cas, les édiles appréhendent la commune dont ils ont la charge comme un espace local de vie où le lien social doit être renforcé. Derrière cette idée, il y a bien sûr une critique de la ville comme lieu de dissolution des liens familiaux et des anciennes solidarités villageoises ; pour pallier le "désordre des familles 1399 ", la municipalité se fait police, encadrant par des arrêtés municipaux la vie de la communauté, et parfois se fait acteur social, rebâtissant le lien social à travers des institutions chargées de corriger le désordre urbain, bureaux de bienfaisance, dispensaires, crèches, colonies de vacances 1400 .
Ces représentations de l'urbanité ne naissent pas dans l'imaginaire des édiles ; aucun des maires rencontrés dans cette partie de la banlieue ne sont des penseurs de l'urbain, esthètes ou urbanistes au sens moderne du terme, tel que peut l'être un Henri Sellier, maire de Suresnes dans l'entre-deux-guerres et fondateur de l'Institut d'Urbanisme de Paris 1401 . Celles-ci sont issues de la diffusion d'idées, de normes d'images et de discours sur la ville forgées au niveau national, soit par les intellectuels, soit par les politiques. Le propos n'est pas d'essayer de retracer le cheminement de ces idées, mais de tenter de voir l'appropriation par les édiles de ces éléments du discours normatif sur la ville, et de comprendre comment, à partir de ces appropriations, ils façonnent leur propres représentations urbaines. Dès lors, entre plusieurs modèles urbains possibles, lequel choissent les édiles ? N'est-il pas plus réel de penser qu'ils fabriquent une sorte de syncrétisme urbain sans forcément opposer les modèles qui sont à leur disposition ? Et surtout, est-il possible d'essayer de voir à quel moment les édiles ont proposé un réel modèle social urbain pour leurs communes ?
Les sources pour analyser les discours sont diverses, mais la première d'entre elles reste bien sûr les délibérations des conseils municipaux. Au-delà de la forme obligée prises par ces dernières, il est possible d'y relever l'évolution du vocabulaire et des thèmes mis en avant par les équipes municipales. Aux côtés de ce corpus essentiel, les diverses traces de programmes politiques, conservés sous la forme de tract ou de professions de foi à la Bibliothèque Nationale, ou dans les archives du comité républicain radical socialiste de Vanves, sont autant de signes permettant de reconstruire l'image mentale de l'espace urbain tel que se le représentent les édiles. Toutefois, le recours aux journaux politiques a été négligé, d'une part du fait de collections trop incomplètes des journaux locaux (les premiers bulletins écrits par les municipalités pour rendre compte de leur action datent de l'après première guerre mondiale), d'autre part, lorsque l'on observe les journaux partisans, en raison de l'importance de thèmes politiques généraux et non pas de discours sur la ville 1402 ou sur l'urbain. Le choix a ainsi été fait de tenter d'analyser l'imaginaire social urbain véhiculé par les édiles.
Les édiles s'approprient une part du discours national ; pour comprendre l'imaginaire social de la ville des élites, il paraît essentiel de sélectionner les catégories du discours empruntées par les édiles. En second lieu, il paraît intéressant de voir, dans les pratiques de construction de la ville, quels modèles urbains sont mis en avant : d'une part, une ville miroir de ceux qui la dirigent, d'autre part, une ville comprise comme un ensemble de voies, dont le rôle essentiel est celui de liaison : ces deux éléments façonnent une ville pensée, à défaut d'être toujours construite.
L'expression est bien sûr emprunté au livre d'Arlette Farge et Michel Foucaut, Le désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille. Gallimard-Julliard Archives, 1982. Ces thèmes ont de la violence urbaine ont été traités par Arlette Farge dans La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIII e siècle. Hachette, 1986, et pour le XIXe siècle par G. Jacquemet, "Belleville ouvrier à la Belle Epoque", Mouvement Social 118, (1982), pp. 61-78, ou L. Chevalier, classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIX e siècle. Hachette, 1984 [LGF 1978].
Les municipalités ne sont bien sûr pas les seuls acteurs de cette politique sociale. Cf. Barret-Ducrocq Françoise, Pauvreté et charité à Londres au XIXe siècle. Puf, 1991 ; Donzelot Jacques, L'invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Seuil 1994 (1984).; Murard, L et Zylbermann, P., L'hygiène dans la République. La santé publique en France, ou l'utopie contrariée, 1870-1918, Paris, Fayard, 1996; Gueslin, A. Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIX e siècle. Aubier, 1998, pp. 253-277.
Burlen, K. (dir.), La Banlieue oasis : Henri Sellier et les cités-jardins : 1900-1940 , Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 1987.
Un sondage a été effectué dans les collections de périodiques locaux et régionaux à la BN, qui confirment la prépondérance des luttes politiques nationales (choix du gouvernement, politique nationale, éventuellement dénonciations de la corruption…) par rapport aux questions sociales, et surtout au modèle urbain que pourrait être la banlieue.